Chapitre 3 – La première lame

Author

Oko

Date Published

A

Le noir n’a pas de fond.

Pas de plafond, pas de sol. Juste... rien.

Sauf une chose.

Une ligne apparaît au milieu de ce vide, comme si quelqu’un écrivait directement dans ma

tête.

[SYSTEM] – Import complété.

Je fronce les sourcils. Ou je crois le faire. Je n’ai pas vraiment l’impression d’avoir un

visage, ni même des sourcils. Mais quelque part, mon cerveau essaye de reproduire le

geste.

Une deuxième ligne se trace sous la première.

[SYSTEM] – Début de la synchronisation...

Une troisième suit, presque immédiatement :

[SYSTEM] – Synchronisation : 6 %

Je reste suspendue dans ce rien, avec ces trois phrases qui flottent devant moi comme si

j’avais un casque de réalité virtuelle... sauf que je n’ai ni casque, ni écran, ni PC

allumé.

Ça ressemble à la fenêtre que j’ai vue pendant le match.

Même style. Même sensation.

Sauf que cette fois, il n’y a pas de carte, pas de barres de vie, pas de bouton “Quitter”.

Juste l’idée que quelque chose est en train de se “synchroniser”, et je n’ai aucune idée

de ce que c’est.

J’essaie d’ouvrir le menu. De cliquer. De bouger.

Je finis même par tenter, à voix basse :

— Menu. Quitter. Options...

Aucune interface vocale ne se réveille, aucune voix ne résonne dans ce vide. Rien ne

répond.

Le texte se met à vibrer légèrement, comme si l’interface elle-même se dissolvait. Les

lettres blanchissent, s’étirent, deviennent lumière. Le noir se fissure.

Une deuxième sensation arrive, en décalé.

Du vent.

Pas un ventilateur de PC, pas l’air conditionné de ma chambre.

Un vrai courant d’air, qui a une odeur de terre, de feuilles, de nuit.


Un contact sous mes doigts.

Pas un drap. Pas un clavier.

De l’herbe.

Les messages disparaissent d’un coup. À leur place, une voix :

— Aselys.

Ce n’est pas un pseudo affiché dans un jeu. C’est un nom qu’on prononce tout près de moi,

avec une urgence qui n’a rien de virtuel.

— Aselys, réveille-toi.

Je prends une inspiration brusque. L’air entre dans mes poumons avec un poids que je

n’avais pas senti depuis longtemps. Mon cœur décide d’exploser dans ma poitrine, comme si

quelqu’un avait appuyé sur “On” sans prévenir.

Je cligne des yeux.

La lumière m’attaque d’abord.

Pas celle d’un écran. Une clarté blanche, froide, qui vient d’en haut. Je plisse les

paupières, la laisse rentrer par petites doses. Les contours se dessinent, flous, puis se

précisent.

Un ciel.

Un vrai ciel.

Noir profond, saturé d’étoiles. Et, plantées au milieu, deux lunes.

Une immense pleine lune blanche, si lumineuse qu’elle dessine des ombres nettes sur le

sol. À côté, un croissant plus petit, accroché au ciel comme un bout de miroir cassé. Les

deux éclairent la scène comme des projecteurs silencieux.

Je reste un moment à ne regarder que ça.

Mon cerveau essaye encore de décider s’il doit classer ce que je vois dans “rêve chelou”

ou “cinématique ultra HD”.

La main qui serre mon épaule me ramène vers le bas.

Je tourne la tête.

Un visage se penche au-dessus de moi. Pas celui du patron de l’épicerie, ni d’un client,

ni de quelqu’un croisé dans le métro. Un homme plus jeune, grande silhouette, cheveux

sombres un peu en bataille, une armure de cuir et de métal qui a vu passer des journées

compliquées.

Ses yeux sont fixés sur moi avec une intensité presque tangible. Inquiétude. Soulagement.

Et... reproche ? Comme si ce n’était pas la première fois qu’il me ramassait dans l’herbe.


Une image se superpose brutalement, comme une sequence vidéo qui n’appartiendrait pas à la

même scène.

Un chemin de terre au milieu de collines.

Un enfant aux cheveux noirs qui court devant, pieds nus, riant, et qui tend la main

derrière lui.

Une petite main plus pâle attrape la sienne pour ne pas rester en arrière.

Le tout ne dure qu’un battement de cœur. L’image se brise, remplacée par une nouvelle

ligne qui clignote au bord de ma conscience :

[SYSTEM] – Synchronisation : 8 %

Je tressaille.

Encore des visions ?

— Tu m’entends ? demande l’homme, plus doucement. Aselys ?

J’ouvre la bouche. Aucun son ne sort au début.

Aselys.

C’est mon pseudo.

Mon nom de joueuse. Celui que j’ai tapé pour la première fois dans un champ “nom du

personnage” un soir d’ennui.

Ici, c’est un vrai prénom.

Je ravale un peu de salive, essaye à nouveau.

— Je... oui.

Ma propre voix me surprend, un peu plus aiguë que ce à quoi je suis habituée. Elle

résonne dans mon propre corps comme si elle testait un nouvel instrument.

L’homme pousse un soupir de soulagement, mais sa mâchoire reste crispée.

— Tu t’es effondrée en plein mouvement, dit-il. Tu t’es figée, plus un mot, plus un geste.

J’ai cru que...

Il s’interrompt, secoue la tête comme pour chasser cette image.

— On en parlera plus tard. Pas maintenant.

Au loin, quelque chose siffle. Un son aigu, net, qui déchire la nuit.

Pas un oiseau. Pas une bouilloire.

Un signal.

L’homme se retourne aussitôt, son corps change de tension. Ce n’est plus le gars inquiet


penché sur une amie, c’est un guerrier qui vient de comprendre que le temps est écoulé.

— Le convoi vient d’être arrêté, grince-t-il. Ils sont passés à l’action.

Il reporte son attention sur moi, hésite une demi-seconde. Ses yeux parcourent mon visage,

comme s’il cherchait une réponse que je n’ai pas.

— Tu peux te lever ?

Je pourrais répondre “je ne sais pas” ou “je ne suis même pas sûre que ce soit mon corps”.

À la place, j’essaie juste.

Je plante mes mains dans l’herbe, pousse.

Mes muscles répondent. Fort. Trop fort.

Je me redresse d’un coup, et le monde bascule une fraction de seconde. Mon centre de

gravité n’est pas là où il devrait être. Quelque chose bouge dans mon dos, comme un fouet

vivant qui essaye de rattraper le décalage.

Je baisse les yeux.

Je m’arrête net.

Mes jambes ne sont pas celles que je connais. Elles sont plus fermes, plus dessinées,

gainées de tissus solides et de lanières de cuir. Ma taille est prise dans une tenue que

je n’ai jamais achetée. Des pans de tissu, des ceintures, des plaques de protection qui

cliquettent doucement.

Je veux porter la main à ma tête. Mes doigts rencontrent d’abord des cheveux plus longs

que d’habitude, puis... autre chose. Une forme triangulaire, douce, couverte de fourrure.

Je la touche. Elle bouge.

Je me fige.

Des oreilles. Pas humaines. Dressées sur le dessus de mon crâne.

Dans mon dos, quelque chose remue encore, synchronisé avec mon déséquilibre. Je n’ai pas

besoin de regarder pour deviner.

Une queue.

— Hé, souffle l’homme, revenant aussitôt vers moi en voyant la panique monter dans mes

yeux. Respire. Inspire. Si ça tourne tu me fais un signe.

Respirer. Oui. Bonne idée.

J’inspire profondément. L’air sent l’herbe écrasée, la terre humide, le cuir, la sueur, un

peu de fumée de feu de camp ancien. Rien qui ressemble à la poussière de mon studio. Rien

qui ressemble à l’odeur de nouilles instantanées laissées au coin de mon bureau.

Le sifflet retentit à nouveau, plus pressant.


— On n’a plus le temps, lâche-t-il. Ils vont passer à la “taxe” d’ici quelques secondes.

Il se redresse et tend la main. Quelque chose brille dans la nuit.

Une épée.

Pas une réplique en plastique sur une étagère. Une vraie lame, dans un vrai fourreau, avec

une patine d’usage le long de la garde.

Je la regarde comme si c’était un serpent.

— Allez, dit-il, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Debout, Lame

Blanche. On doit finir le boulot.

Lame Blanche.

Encore un surnom qui sonne comme quelque chose qui appartient... à quelqu’un d’autre.

Je tends les mains. C’est presque réflexe.

Mes doigts se referment sur le fourreau. Le poids se cale le long de ma hanche, contre ma

paume, et une vague de... familiarité me traverse.

Je ne sais pas m’en servir.

Je n’ai jamais pris un cours d’escrime de ma vie.

Je n’ai jamais tenu autre chose qu’une souris et peut-être un parapluie.

Et pourtant, mes mains resserrent la prise, ajustent la position du pouce. Mes pieds se

décalent légèrement, comme si mon corps cherchait automatiquement le meilleur équilibre.

Je n’ai pas appris ça.

Mais quelqu’un, quelque part, l’a appris pour moi.

Une image claque dans ma tête : une lame similaire qui s’abat sur un mannequin de paille,

dans une cour d’entraînement. Le bruit sec du bois, la sensation du recul dans le poignet.

Un rire essoufflé, une voix qui félicite... puis tout disparaît.

[SYSTEM] – Synchronisation : 9 %

L’homme me tourne déjà le dos, surveillant la direction du sifflet. Il désigne le bas de

la pente, à travers les arbres.

— Le convoi a pris la route principale, dit-il, à mi-voix. On doit rester hors du chemin.

On les suit en parallèle, comme prévu. On attend de voir comment ces faux “percepteurs”

jouent leur rôle. Dès que ça dérape, on frappe.

Je hoche la tête, plus par réflexe que par conviction.

Comme prévu.


Pour lui, tout ça est normal.

Pour moi, c’est la première fois. Et en même temps... ça ne l’est pas tout à fait.

On se met en mouvement.

Le sol sous mes pieds n’a rien à voir avec le carrelage d’une épicerie. Ça monte, ça

descend, ça glisse parfois. Pourtant, mes pas trouvent des appuis là où je n’en vois pas.

Un rocher, une racine, une touffe d’herbe. Je me surprends à avancer presque sans bruit.

Les oreilles sur ma tête bougent toutes seules, pivotant vers l’origine d’un craquement,

d’une voix lointaine, d’un hennissement étouffé. C’est comme avoir un radar intégré que je

n’ai pas demandé.

Ce corps sait faire des choses que moi, Sophia, je ne maîtrise pas encore.

Mais tant qu’il accepte de m’emmener en avant, je ne vais pas discuter.

Nous longeons la route, cachés par une bande d’arbres et de buissons. Par moments, entre

deux troncs, je distingue un bout du chemin. La silhouette d’un chariot. L’ombre de

chevaux. Une lanterne accrochée au bois.

Des voix.

On se rapproche.

L’homme ralentit, se baisse, m’invite d’un geste à en faire autant. Nous avançons

désormais accroupis, à couvert. Les voix deviennent plus nettes.

— ...réglementaire depuis le printemps, insiste une voix grave et faussement patiente.

Décret royal. “Taxe de protection spéciale” pour les routes extérieures. Vous devriez être

au courant, si vous voyagez souvent.

Légèrement plus bas, une autre voix, tendue, celle du marchand :

— Je n’ai jamais entendu parler de ça. Et le dernier poste de garde m’a laissé passer sans

rien dire.

On débouche derrière un épais rideau de feuillage. L’homme écarte délicatement quelques

branches, m’offre une fenêtre sur la route.

Je retiens ma respiration.

Le convoi appât est là, comme dans un scénario de quête d’escorte. Un chariot chargé de

caisses, de sacs, de couvertures. Un cheval à l’avant, tenant la barre avec un air

nerveux. Le conducteur, un homme d’âge mûr, l’air fatigué, les mains serrées sur les

rênes.

À côté du chariot, une petite famille visiblement inquiète : une femme, un gamin accroché

à sa jupe, une jeune fille qui ne doit pas avoir beaucoup moins que mon âge. Ses yeux

glissent de l’un à l’autre des hommes en face d’elle, effrayés.

Les “soldats”.


Ils portent des cuirasses, des manteaux avec des insignes, des ceintures avec des blasons

colorés décorés d’un symbole de cerf.

Les écussons sont mal cousus. Leur façon de se tenir n’a rien de discipliné. Certains ont

encore des foulards de bandits sous leurs collerettes, mal dissimulés.

L’un d’eux tient un rouleau de papier, qu’il agite sous le nez du marchand sans jamais le

lui laisser vraiment lire.

— C’est écrit là, insiste-t-il. “Taxe de protection.” Pour votre sécurité. Vous ne voulez

tout de même pas voyager sans protection, par les temps qui courent ?

Un autre, en retrait, garde une main sur la garde de son arme, mais ses yeux ne sont pas

sur le marchand. Ils sont sur les bagages. Un troisième observe les bijoux de la femme, la

qualité des caisses, la valeur potentielle du chargement.

Je connais ce script.

Même sans l’avoir jamais vu ici, je l’ai vu mille fois ailleurs.

Dans les jeux, dans les scénarios, dans les histoires.

Des mots différents, mais la même structure :

pressurer, rassurer, menacer juste assez pour qu’ils payent “volontairement”.

À côté de moi, l’homme murmure :

— Ils n’arborent pas les bons insignes. Et leurs bottes ne sont pas de l’armée royale. On

tient bien nos faux percepteurs.

Je ne réponds pas. Je me contente d’observer.

Mon cerveau bascule tout seul en mode “analyse de situation”. Pas comme dans un jeu, pas

comme pendant un match, mais avec la même logique générale : où sont les menaces, où

sont les points faibles, qui est en danger, qui domine.

Menaces directes :

— celui avec le rouleau, trop proche du marchand.

— celui qui tient sa main sur la garde, prêt à dégainer.

— un autre, plus tranquille, adossé au chariot, qui surveille les environs.

Points sensibles :

— le conducteur, mains prises, difficile à défendre.

— la femme, le gamin.

— la jeune fille sur le côté, légèrement en retrait, comme une cible parfaite.

Issues :

— la route derrière le chariot, presque libre.

— la route devant, bouchée par les “soldats”.

— le bas-côté, dans lequel nous nous trouvons.

Pas de carte de la zone à ouvrir. Pas de mini-map.


Juste mon regard qui scanne, qui classe, qui hiérarchise.

L’homme à mes côtés — mon équipier, apparemment — reste encore immobile.

— On les laisse parler un peu, souffle-t-il. Plus ils s’enfoncent, plus ce sera facile de

les faire tomber. Dès qu’un civil est menacé, tu bouges. Comme d’habitude.

Comme d’habitude.

Je sens mes doigts se crisper inconsciemment sur la garde de l’épée.

Ce n’est pas “comme d’habitude” pour moi.

Mais pour lui, pour tous ceux qui pensent parler à “Aselys”, ça l’est.

Une partie de moi panique. Une autre, plus calme, prend des notes.

Depuis des années, ma valeur se résumait à lire des situations complexes sur un écran et à

donner la bonne réponse avant les autres.

Ici, on me demande la même chose.

Juste... sans écran.

— C’est beaucoup d’argent, proteste le marchand sur la route. Je n’ai pas cette somme sur

moi.

— Vous préférez voyager sans protection ? réplique le faux soldat avec un sourire qui

montre un peu trop les dents. Vous savez ce qui arrive, la nuit, à ceux qui refusent de

payer ?

Son collègue rit. Pas un rire sympathique. Un rire qui veut faire peur.

La jeune fille tressaille. Elle recule d’un pas. Le bandit adossé au chariot tourne la

tête vers elle, la détaille de haut en bas avec un regard qui me donne envie de lui mettre

quelque chose dans l’œil.

Il se détache du bois, s’approche, lentement. Ses doigts roulent déjà la manche de sa

chemise, comme s’il allait saisir son bras “pour la calmer”, “la guider”.

Mon cœur fait un bond.

Je sens, dans mon dos, ma queue qui se tend, qui se fige.

Mes oreilles se redressent sans que je leur demande.

Ma main droite descend d’un centimètre sur la garde.

À côté de moi, l’homme murmure :

— On attend encore un peu. Ils ne sont pas encore...

Le bandit avance encore. Son regard glisse vers la gorge de la fille. Vers le col de sa

tunique. Vers ses mains tremblantes.


Il tend la main pour l’attraper.

Je ne l’entends plus parler.

Je ne sens plus l’herbe, le vent, ni même l’homme à côté de moi.

Quelque chose bascule.

Je bouge.

Pas parce que j’ai décidé d’avancer.

Pas parce que j’ai élaboré un plan en dix étapes.

Juste parce que chaque fibre de ce corps, de cette chair, hurle qu’il n’a pas le droit de

la toucher.

Mes jambes se détendent comme des ressorts.

L’herbe file sous moi.

Je sors du couvert des arbres avec une fluidité qui n’a rien à voir avec les trajets

approximatifs que je fais pour aller de ma cuisine à mon bureau.

Pour un instant, tout se superpose :

le bandit qui arme son geste,

la fille qui tente de reculer,

le chariot derrière elle,

et moi, dans l’angle parfait pour l’intercepter.

Ma main se ferme sur la garde.

La lame sort à moitié dans un chuintement sec.

Je n’ai jamais appris ça.

Et pourtant, je sais exactement où frapper.

Je ne réfléchis pas.

Je frappe.

Le bandit n’a même pas le temps de finir son geste.

Je surgis entre lui et la fille comme si j’étais sortie d’une ombre. Ma main resserre sa

prise sur le manche, mais au dernier moment, au lieu de tirer complètement la lame, mon

poignet pivote.

Le pommeau de l’épée vient s’écraser dans son estomac.

Le bruit est sourd, étouffé.

Son souffle s’arrache de sa gorge comme si on venait de lui arracher les poumons à mains


nues. Il se plie en deux, les yeux exorbités, la main tendue vers la fille se ratatinant

aussitôt.

Avant même qu’il ait fini de s’effondrer, mon corps bouge déjà.

Je tire l’épée cette fois.

La lame sort entièrement, froide, légère, beaucoup trop naturelle dans ma main. Je pivote,

les pieds bien plantés, et je fonce sur le deuxième bandit le plus proche : celui qui

gardait sa main sur la garde de son arme, prêt à dégainer.

Pour lui, tout va trop vite.

Il commence à lever son épée. Ma lame est déjà là.

Je ne vise pas la gorge.

Je ne vise pas la poitrine.

Je vise sa main.

Le métal traverse sa paume entre le pouce et l’index, comme si ça avait toujours été la

trajectoire prévue. Il hurle, lâche son arme, les doigts tordus par la douleur. Le sang

éclabousse le sol en une gerbe nette.

Je retire la lame en un mouvement sec. Avant qu’il ait le temps de reculer, mon pied

frappe l’arrière de son genou.

Un craquement sec.

Il s’effondre, tombe sur un genou dans la poussière. La douleur le cloue sur place, la

main plaquée contre sa blessure, son épée à terre.

Tout ça a pris... deux secondes ? Trois, peut-être.

Je n’ai pas compté.

Je n’ai rien pensé.

J’ai juste... laissé faire.

Autour de moi, le monde rattrape son retard.

— Merde ! hurle un des faux soldats.

— Embuscade !

— C’est la Lame Blanche !

Les regards se tournent vers moi. Le marchand recule, la femme serre contre elle son enfant, la

fille que je viens de sauver me fixe avec de grands yeux ronds, trop choqués pour choisir entre

peur et soulagement.

Derrière, j’entends enfin mon équipier bouger.

Il surgit de notre couverture de végétation comme une masse, casque en place, bouclier levé,

épée déjà dégainée. Il fonce droit sur celui qui tenait le rouleau de “décret”, le probable chef de

ce petit théâtre.

— Personne ne vous a donné le droit d’utiliser ces couleurs, gronde-t-il en levant son bouclier.


Le choc est brutal. L’impact repousse le faux officier en arrière, le rouleau vole dans la

poussière, révèle enfin son contenu : du papier presque vierge, quelques lignes griffonnées à la

hâte, rien qui ressemble à un vrai document.

Les autres bandits se dispersent, certains tentent de prendre les côtés, d’autres lèvent des arcs.

Le convoi est pris entre deux feux, coincé entre leurs armes et le fossé de la route.

La scène se fragmente dans ma tête en morceaux distincts.

Un homme qui arme un arc à gauche.

Un autre qui tente de contourner par l’arrière du chariot.

Celui qui tenait sa main sur sa blessure commence à ramper pour attraper son épée.

Mon cerveau tourne à plein régime.

Mon corps, lui, continue de bouger comme s’il avait lu la suite du script avant moi.

Je me place entre la fille et le reste du combat, épée levée. Mon souffle commence à

s’accélérer, mais mes mouvements restent propres, sans tremblement.

Il y a... quelque chose de grisant, là-dedans.

C’est la même sensation que lorsque tout s’aligne dans une partie compliquée : les bonnes

décisions, au bon moment, au bon endroit. Sauf que là, chaque mauvaise décision ne finit pas

par un simple “Défaite” à l’écran, mais probablement par un corps étendu dans la poussière.

Je n’ai pas le temps d’en prendre vraiment la mesure.

Un des bandits charge, voyant son compagnon à terre. Je dévie sa lame par réflexe, sans

même regarder les pieds, et mon corps s’aligne tout seul sur une position qui protège à la fois

moi et la personne derrière moi.

C’est fluide.

Trop fluide.

Et c’est exactement à ce moment-là que mon cerveau décide de se réveiller.

Attends.

Comment j’ai fait ça ?

La question se plante dans ma tête comme un bug dans un programme. Et soudain, tout ce qui

était instinctif se retrouve passé au crible.

Je repasse le mouvement dans ma tête, comme si je regardais un replay : déplacement, pivot

du bassin, angle de la lame, force mise dans le poignet.

Si je refais exactement pareil, ça devrait passer à nouveau, non ?

Je tente de reproduire.

Je vise un autre bandit qui s’approche, un peu trop sûr de lui. Je veux répéter la même

séquence : pas vers l’avant, déviation, contre-attaque. Sauf que cette fois, je réfléchis à ce que

je fais.

Et c’est là que tout casse.

Je calcule mal la distance. Mon pied cherche un appui là où, la première fois, le corps l’avait

trouvé tout seul. La terre est plus meuble, ma botte glisse, et je réalise trop tard qu’il y a une

légère pente sous mon talon.

Ma queue, que j’avais presque oubliée, fouette l’air pour essayer de compenser. Elle y arrive un


peu, mais pas assez.

Je perds l’équilibre un instant. Le monde penche.

L’attaque du bandit, elle, ne penche pas du tout.

La lame arrive vers moi en diagonale, prête à m’ouvrir l’épaule. Je vois le mouvement, je sais

que je devrais lever mon épée pour parer, dévier, faire quelque chose.

Mon corps répond une fraction de seconde trop tard.

Ah.

Le constat est absurde de simplicité.

Je ne vais pas assez vite.

Je ne contrôle pas encore assez bien ce corps.

La première fois, il a travaillé pour moi.

Cette fois, c’est moi qui l’ai gêné.

Le temps se dilate. J’ai juste le temps de me dire que ça va faire très mal, et que mourir sur une

route d’un monde que je ne comprends pas encore, ce serait vraiment la pire façon de ragequit.

Une dague siffle.

Je n’ai même pas le temps de la voir partir. Elle apparaît dans mon champ de vision au dernier

moment, comme si elle avait été générée par le système en réponse à un bug critique.

La lame courte vient frapper l’épée du bandit de côté. Le choc modifie sa trajectoire de

quelques centimètres, juste assez pour que le coup me frôle au lieu de me fendre l’épaule. Une

brûlure traverse ma peau, mais je reste entière.

— T’as choisi un moment bizarre pour trébucher, Lame Blanche... nya.

La voix vient de plus haut et de côté.

Je tourne la tête.

Dans l’ombre d’un arbre, perchée sur une branche basse, une silhouette fine me regarde avec

un sourire en coin. Cheveux noirs, oreilles de chat dressées, queue féline qui ondule derrière

elle. Une main est encore tendue, doigts ouverts, comme si elle venait tout juste de lâcher la

dague. À ses pieds, l’ombre de la branche semble plus épaisse, presque liquide.

Ses yeux brillent dans le noir comme deux éclats d’obsidienne.

Je ne connais pas son nom. Mais une part d’Aselys qui habite ce corps se détend en la voyant,

comme si sa présence faisait partie d’un schéma familier.

— Je m’occupe du tireur à gauche, continue-t-elle en faisant tourner une autre dague entre ses

doigts. Toi, essaye de ne pas mourir tout de suite... nya.

Elle jette un coup d’œil vers l’archer qui s’apprêtait à me viser. L’ombre à ses pieds se dilate,

l’avale jusqu’aux genoux. En un clin d’œil, sa silhouette disparaît de la branche.

Un claquement sec derrière l’archer.

Elle réapparaît dans son dos, sortant littéralement d’une flaque d’ombre comme si elle traversait

un voile. La dague se pose contre la gorge de l’homme avant qu’il ait le temps de finir de

bander son arc.

— Bouge pas, ronronne-t-elle. La gravité n’est pas la seule chose qui peut te plaquer au sol,


nya.

Avant que je puisse digérer cette phrase, le sol lui-même se met à vibrer.

Ce n’est pas une secousse naturelle. Ce n’est pas un tremblement de terre. C’est comme si l’air

lui-même venait de changer de poids.

Les bandits autour de moi se figent un instant, surpris. Certains se mettent à ployer sous un

poids invisible, leurs mouvements ralentis, leurs genoux pliant malgré eux. D’autres voient au

contraire leurs pas devenir trop légers, leurs appuis incertains, comme si on venait de retirer

d’un coup la gravité sous leurs pieds.

Au centre de cette anomalie, un homme s’avance d’un pas mesuré.

Humain. Cheveux bruns, lunettes rondes sur le nez. Une main se lève, doigts écartés, comme

s’il manipulait des ficelles invisibles.

— Champ de gravité local ajusté, constate-t-il calmement, comme s’il commentait un résultat de

calcul.

L’un des bandits qui courait vers moi vient soudain d’alourdir. Ses pieds s’enfoncent presque

dans la terre, ses mouvements deviennent poussifs. Il tente de lever son arme, mais ses bras

tremblent, incapables de franchir la moitié du trajet.

— Hé, Tomas ! Celui-là était pour moi, nya ! lance la chatte noire depuis l’ombre où elle tient

encore l’archer en joue.

— Désolé, Rei, répond le mage sans se retourner. Cette zone me permettait de toucher le plus

de cibles à la fois. Statistiquement, c’était l’option la plus efficace.

Rei.

Tomas.

Je grave les deux noms au moment même où je les entends, et une autre partie d’Aselys colle

ces étiquettes sur leurs visages sans me demander mon avis.

L’homme aux lunettes incline très légèrement la tête vers moi.

— J’ai augmenté leur poids, diminué le tien, explique-t-il avec une neutralité déroutante. Profite

de l’avantage tant qu’il dure. Ce serait dommage de gaspiller ce recalibrage.

La formulation reste étrange, mais au moins, elle ressemble plus à un conseil qu’à une équation

vivante.

La pesanteur se modifie autour de moi.

Mon corps, qui hésitait une seconde plus tôt, retrouve d’un coup une sensation de légèreté

contrôlée. Mes jambes répondent mieux, plus vite. Mes appuis se font plus nets. Ma queue se

réajuste pour l’équilibre comme si elle avait attendu que le terrain soit à nouveau cohérent.

Je profite de cette seconde chance.

Je me replace, les pieds bien ancrés. L’épée monte cette fois à temps pour intercepter un

nouveau coup. L’impact résonne le long de ma lame jusqu’à mon épaule. J’enchaîne avec un

mouvement que je sens plutôt que je ne calcule.

Ce n’est plus aussi parfait qu’au début, mais ce n’est plus le raté de tout à l’heure.

Mon équipier, plus loin, a déjà repoussé deux assaillants. Son bouclier est couvert d’entailles

fraîchement gravées. Il accule le chef contre le flanc du chariot, sa lame pointée droit vers son

cou.

— Je te déconseille de bouger, lâche-t-il. Tu tiens à ta gorge, non ?


Le chef grommelle, les mains levées à moitié, hésitant entre la reddition et l’orgueil. Avec l’aide

de Rei et Tomas, le reste des faux soldats est rapidement neutralisé.

Certains se retrouvent par terre, groggy, ligotés par des cordes tirées du chariot.

D’autres geignent, bras ou jambe blessée, sous la surveillance d’un mercenaire des Loups de

Braise que je ne connais pas encore.

Mon souffle ralentit peu à peu.

Je me rends compte seulement maintenant que mes mains tremblent. Pas au point de lâcher

l’épée, mais assez pour que chaque vibration se répercute le long de ma colonne vertébrale.

Rei quitte l’ombre de l’arbre et nous rejoint à pas souples, comme si le combat n’avait été qu’un

échauffement. Elle fait tourner une dague entre ses doigts avant de la ranger quelque part sous

sa cape.

— C’était moins propre que d’habitude, mais spectaculaire quand même, nya, commente-t-elle

en inclinant la tête. Tu vas bien ?

Je pourrais lui répondre honnêtement “je ne sais pas”.

À la place, je lâche juste :

— Je... gère.

Tomas ajuste ses lunettes, comme s’il voulait m’observer de plus près sans en avoir l’air.

— Temps de réaction inhabituellement variable, note-t-il. Mouvements initiaux excellents, suivis

d’une dégradation soudaine, puis d’une stabilisation partielle après assistance. Intéressant.

Je le fixe.

— “Intéressant” n’est pas exactement le mot que j’aurais choisi, dis-je à mi-voix.

— Tu as eu un malaise avant l’action. Tu te relèves, tu neutralises deux adversaires en moins

de trois secondes, puis tu rates un mouvement de base, répond-il calmement. Pour quelqu’un

qui déteste les irrégularités comme moi, c’est fascinant.

Je n’ai aucune envie d’être “un cas fascinant” dans la tête d’un mage contrôlant la gravité et qui

parle comme un prof de maths.

— Tomas, Rei, on débriefera plus tard, coupe mon équipier en s’approchant, le chef des

bandits maintenu à genoux devant lui, les mains liées dans le dos. Pour l’instant, on a des

questions à lui poser.

Il se tourne vers moi.

Ses yeux se plantent dans les miens. Il y a moins d’inquiétude maintenant, et plus... d’attention.

Une sorte de regard qui essaye de recoller mes gestes d’aujourd’hui avec tous ceux qu’il a vus

“avant”.

— Tu as bien tenu, dit-il. Surtout au début. Mais... tu n’étais pas toi.

Il laisse flotter ces mots, comme un test.

Je ne sais pas quoi répondre.

“Je ne suis pas elle” ?

“Je suis Sophia, désolée pour l’occupation temporaire” ?

Aucune de ces phrases ne peut sortir. Elles seraient absurdes ici, au milieu du sang, de l’herbe

écrasée, des chevaux nerveux et des bandits ligotés.


Je me contente de détourner le regard.

Il pince les lèvres, comme s’il enregistrait l’information pour plus tard. Puis il s’éloigne de

quelques pas avec le chef, commence l’interrogatoire.

Je m’écarte un peu, assez pour ne pas être au centre de la scène. Je garde néanmoins l’épée

en main, au cas où l’un d’eux aurait une envie stupide de retenter sa chance.

Le convoi reprend doucement son souffle. La femme rassure le gamin, le marchand remercie à

moitié, encore sous le choc. La jeune fille me lance un regard incertain, mélange de gratitude et

de peur. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je suis censée lui dire.

Je baisse les yeux sur mes mains.

Elles ne sont pas les miennes.

Les doigts sont plus longs, plus fins, plus sûrs. La peau est marquée par de petites cicatrices

blanches, souvenirs de combats que je n’ai pas vécus. Les muscles sous la peau se contractent

et se relâchent avec une précision que je ne mérite pas.

Tout à l’heure, ce corps a bougé avant moi.

Comme si j’avais oublié d’éteindre le mode auto-pilote.

Je ferme les yeux un instant.

Ce n’est pas une crise habituelle.

Les visions d’avant, ces hallucinations de halls de pierre, de bannières, de silhouettes... elles

n’avaient pas de poids. Elles n’avaient pas d’odeur, pas de chaleur, pas de douleur.

Ici, tout pèse.

L’épée a un poids.

Le sang a une odeur.

Ma peau garde encore la brûlure du coup qui a frôlé mon épaule.

Ce n’est pas mon corps.

Ça, c’est un fait.

Mais si ce n’est pas le mien, alors pourquoi est-ce que chaque pas, chaque inspiration, chaque

battement de cœur me donne cette impression étrange de... complétude ?

Comme si quelque chose qui avait toujours été fendu en deux venait, pour la première fois, de

se recoller suffisamment pour que je sente la différence.

Je rouvre les yeux.

Au-dessus de nous, les deux lunes continuent de veiller, indifférentes, sur la route, les

mercenaires, les bandits.

Dans un recoin de ma conscience, un écho se réveille, presque inaudible :

[SYSTEM] – Synchronisation : 9 %

Je serre un peu plus la poignée de l’épée.

Je ne sais pas où je suis.

Je ne sais pas exactement qui je suis, ici.

Mais pour la première fois depuis longtemps, malgré la peur, malgré l’absurdité totale de la

situation...


Je me sens entière.

Et dangereusement vivante.