Chapitre 2 – Le jour où tout bascule sans prévenir
Author
Oko
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La lune se casse en deux.
Je la regarde se fendre comme une assiette trop fine, sans bruit, sans éclats. Juste une
fissure nette, verticale, qui coupe le disque argenté en deux moitiés parfaitement égales.
Les étoiles autour restent à leur place, indifférentes.
Une moitié glisse très légèrement vers la droite.
L’autre vers la gauche.
Entre les deux, un vide noir, un trait d’ombre qui s’élargit.
Je devrais paniquer.
Je devrais me demander ce qui arrive au monde.
Mais dans ce rêve-là, je me contente de regarder, étrangement calme.
Dans le ciel, les deux moitiés de lune flottent face à face. Ce n’est plus un astre, c’est
un miroir brisé. Sur la moitié de gauche, je crois voir l’ombre d’une silhouette humaine.
Sur la moitié de droite, une forme plus floue, avec des oreilles dressées et une queue qui
se balance.
Je plisse les yeux.
Les silhouettes se tournent l’une vers l’autre, tendent la main. Le vide entre les deux
moitiés est si profond que je ne vois pas le fond. Juste un noir plus noir que le reste de
la nuit.
Au moment où leurs doigts vont se toucher, une douleur me traverse le crâne, nette,
tranchante.
La lune disparaît.
Je tombe.
...
Je me réveille d’un coup, le cœur battant trop vite, les draps emmêlés autour de mes
jambes. La lumière de la fenêtre m’agresse avant même que je comprenne où je suis.
Je grogne.
Je tourne la tête vers le réveil.
14h37.
— Super, je marmonne. Bonjour, “matin”.
Ce n’est pas une surprise. Les jours de congé, mon horloge interne fait ce qu’elle veut.
En général, ce qu’elle veut, c’est ignorer tout ce qui ressemble à “heure raisonnable”.
Je reste quelques secondes échouée au milieu de mes draps, le rêve encore collé au fond du
crâne. Plus j’essaie de m’en souvenir, plus il se désagrège.
Un ciel.
Une lune.
Deux ?
Je ferme les yeux, force un peu. La douleur de tout à l’heure n’est plus là, juste un
léger tiraillement derrière les tempes. Pas assez pour m’inquiéter, juste assez pour me
rappeler qu’il s’est passé quelque chose.
Je soupire et abandonne. Ce n’est pas la première fois que je fais un rêve bizarre. Ce
n’est pas la première fois non plus que je me réveille avec l’impression qu’il me manque
un morceau de... je ne sais pas. De réalité.
Je repousse la couette, pose les pieds au sol. Le parquet est froid, comme d’habitude. Je
me traîne jusqu’à la cuisine, me verse un verre d’eau, avale quelques gorgées. Mon estomac
proteste.
— Ok, ok, j’ai compris.
Je fouille les placards. Quelques biscuits, un reste de céréales, du café. Rien qui
ressemble à un vrai repas. De toute façon, aujourd’hui, je n’ai pas de shift à l’épicerie.
Aujourd’hui, je n’ai aucune raison de quitter l’appartement.
Rien que cette pensée me donne l’impression de respirer un peu mieux.
Je grignote ce que je trouve, plus par nécessité que par plaisir, puis je passe en mode
automatique : douche rapide, cheveux attachés à l’arrache, vêtements confortables.
T-shirt, short. Personne ne me verra, à part mon écran.
Je m’installe à mon bureau et j’appuie sur le bouton power.
Le PC ronronne, l’écran s’allume, le monde réel recule d’un pas.
Jour de congé = jour de test.
Le jeu se lance, le launcher défile. J’ignore la liste d’amis pour l’instant. Pas de
Vesper, pas de Crow. Pas encore. Ils ont une vie, eux. Ou quelque chose qui y ressemble.
Moi, ce matin – enfin, cet après-midi –, j’ai un objectif simple :
démonter le patch.
Je crée une partie solo, une de ces “salles d’entraînement” que personne n’utilise
vraiment au-delà du tutoriel. Un terrain neutre, quelques mannequins d’entraînement qui
encaissent tout sans broncher, des menus qui affichent des chiffres.
Je choisis mon personnage principal.
Mon “main”.
Je connais chaque animation, chaque frame, chaque hitbox. Mais le patch d’hier a tout
remué juste assez pour que mes automatismes ne suffisent plus.
Je commence par le plus simple.
Compétence 1 + passif.
Je regarde les dégâts, le temps d’activation, la fluidité du mouvement.
Je refais. Plusieurs fois.
Je change juste le timing d’un pas, d’un clic. Je note mentalement ce que ça change.
Puis j’ajoute une deuxième compétence.
Combinaison.
Je teste à vide, puis sur un mannequin.
Je compare.
Le monde se réduit à des chiffres qui apparaissent au-dessus d’un sac de frappe virtuel et
à des sensations dans mes doigts.
Parfois, je rate. Parfois, je réussis.
À chaque fois, je note un détail de plus.
Le temps file.
Le soleil doit continuer sa course dehors, mais ici, il n’y a que des cycles de cooldowns
et de buffs.
À un moment, sans bien savoir comment, je tombe sur une interaction étrange.
Si je lance cette compétence de zone juste après avoir déclenché ce buff défensif, puis
que j’annule l’animation avec un pas de côté, la fenêtre pendant laquelle je suis
vulnérable se réduit presque à zéro.
Je cligne des yeux.
Je refais.
Encore.
Et encore.
C’est dur à caler. Il faut le bon rythme.
Mais quand ça passe, c’est... propre.
Dans un vrai match, ça veut dire quoi ?
Ça veut dire que je peux me mettre beaucoup plus près du danger que ce qui est
“normalement” raisonnable pour ma classe, et en ressortir quasi indemne.
Ça veut dire que je peux bait une attaque, la faire gaspiller, puis contre-attaquer plus
vite qu’ils ne s’y attendent.
Ce n’est pas un glitch.
Ce n’est pas un bug.
C’est juste une interaction que personne n’a l’habitude d’utiliser.
Pas encore.
Je souris.
C’est douillet, cette sensation-là. Comme trouver une pièce secrète dans un niveau qu’on
pensait connaître par cœur.
Je note la séquence sur un post-it froissé à côté de mon clavier, au cas où mes doigts
décideraient de l’oublier au mauvais moment.
Ça, en compétitif, ça peut faire la différence.
Une notification apparaît en bas de l’écran.
Vesper est en ligne.
Une seconde plus tard :
Crow est en ligne.
Je coupe la salle d’entraînement et reviens au hall. La place virtuelle se peuple à
nouveau d’avatars. Mon pseudo “Aselys” flotte au-dessus de ma tête, avec son niveau, son
titre ridicule récupéré lors d’un event saisonnier. Je n’y prête pas attention.
Une nouvelle fenêtre de chat clignote.
Vesper :
Tu joues déjà ?
On a un scrim ce soir, tu as vu ?
Je fronce les sourcils.
Je vérifie le planning.
Scrim programmé contre une équipe classée au-dessus de nous. Format spécial : donjon
compétitif. Deux équipes en parallèle dans la même instance, avec possibilité
d’interférer. PVE et PVP mélangés.
Le genre de truc qui vire au chaos total quand les ego sont trop gros.
Aselys :
J’ai vu.
Je testais des trucs pour le patch.
Vous êtes là à quelle heure pour le scrim ?
Vesper :
Dans 30 min.
Le capitaine veut qu’on prenne ça au sérieux.
“Pour la visibilité de l’équipe”, blablabla.
Je souffle par le nez.
Le capitaine.
Un joueur talentueux, oui.
Mais qui a une fâcheuse tendance à confondre “shotcaller” et “dictateur éclairé”.
Il aime les interviews post-match.
Les citations.
Les clips où on entend sa voix donner l’ordre décisif.
Il ne sait même pas à quoi je ressemble.
Pour lui, je suis un pseudo qui tape juste.
Aselys :
Ça marche.
Je continue de chauffer un peu en attendant.
Vesper :
T’as trouvé des trucs ?
Dis-moi qu’on ne va pas se faire rouler dessus en stream. ■
Aselys :
J’ai un truc.
Mais ce sera plus simple à montrer qu’à expliquer.
Vesper :
ok chef
Je laisse le “chef” glisser sans commentaire.
Je retourne quelques minutes dans la salle d’entraînement, juste assez pour répéter encore
l’enchaînement que j’ai découvert. Quand je commence à le sortir huit fois sur dix sans
rater, je juge ça acceptable. Le reste, ce sera au feeling.
L’heure du scrim approche.
Je rejoins le canal d’équipe.
En texte, évidemment. Jamais en vocal.
Les pseudos défilent :
Vesper.
Crow.
Le capitaine : “SolarBlade”.
Une support : “Lyra”.
SolarBlade :
On a le scrim dans 5.
Je veux pas de troll, pas d’expériences cheloues.
On joue standard, on montre qu’on est prêts pour la saison.
Je sens mon regard dériver vers mon post-it.
“Pas d’expériences cheloues.”
Je range le papier sous le clavier.
Pas besoin qu’il le voie, même si de toute façon il ne voit jamais rien.
Vesper :
T’inquiète.
Aselys a déjà lu le patch pour nous.
SolarBlade :
Tant qu’elle suit les calls, ça ira.
Il ne dit pas ça méchamment.
Il le dit comme si c’était une évidence.
La stratégie, c’est lui.
Le “reste”, c’est nous.
On se regroupe dans le hall, nos avatars alignés. SolarBlade avance, recule, tourne autour
de nous comme un chef de troupe. J’imagine très bien les gestes qu’il fait dans sa
chambre, le casque sur la tête, le micro devant la bouche.
Moi, de mon côté, je reste silencieuse.
Je laisse le jeu afficher mon statut “prête”.
Le match se lance.
Chargement.
Écran noir.
Nouvel environnement.
Le donjon compétitif est un mélange étrange : une gigantesque caverne partagée, deux
entrées opposées, des couloirs qui s’entrecroisent, des monstres, des mini-boss, un boss
final au centre. Deux équipes progressent en même temps, peuvent se rencontrer, se battre
directement, se voler des objectifs.
Les spectateurs adorent.
Les joueurs, moins.
Le premier objectif est simple : détruire deux cristaux gardés par des packs de monstres.
Le deuxième est moins simple : choisir de s’aventurer vers le boss final en premier pour
avoir l’avantage... ou de tendre une embuscade à l’équipe adverse.
Je regarde la mini-carte. Le placement des cristaux, des ponts, des goulots
d’étranglement. J’ai déjà vu la VOD d’autres équipes. Les mêmes patterns reviennent.
“On fonce sur le boss.”
“On joue le split push.”
“On campe ici.”
Chaque choix a une réponse.
Chaque réponse a un contrecoup.
SolarBlade :
Plan simple.
On prend les deux cristaux le plus vite possible.
Ensuite, on va direct au boss.
On FORCERA le fight, on les écrase, et on finit.
Je fronce les sourcils.
Ce n’est pas un mauvais plan.
C’est un plan... standard.
Et c’est justement ça, le problème.
L’équipe en face aime les contre-initiatives. Ils l’ont montré sur leurs derniers matchs :
ils laissent l’autre équipe “avoir l’initiative”, puis ils la punissent en l’encerclant
dans la salle du boss, avec des sorts de zone démentiels.
Si on suit exactement ce schéma, il suffit qu’ils aient regardé une de nos VOD, et...
Je déroule le scénario dans ma tête.
On rush les cristaux.
On gagne un peu de temps.
On entre en premier dans la salle du boss.
On commence le combat.
Ils arrivent par l’entrée secondaire, nous coincent entre le boss et leurs ultimates.
Pas de sortie.
Si ça arrive, on perd le fight et le boss.
On perd l’âme de la carte.
On perd le match.
Probabilité de défaite dans ce scénario : quasi 100 %.
Je serre un peu la mâchoire.
Aselys :
Si on fait ça, on prend le risque de se faire enfermer dans la salle du boss.
Leur compo est meilleure que la nôtre en zone serrée.
Trois petits points apparaissent, puis disparaissent.
SolarBlade :
On va pas commencer à avoir peur DÈS LE SCRIM.
On exécute bien, on gagne.
Point.
Silence.
Vesper ne dit rien.
Crow non plus.
Je regarde la mini-carte une nouvelle fois. La salle du boss, les entrées. Les chemins
alternatifs. Un autre plan prend forme.
On pourrait...
laisser l’autre équipe croire qu’on suit le plan standard.
Prendre un cristal, puis au lieu de foncer sur le deuxième, se décaler vers un passage
secondaire, se placer pour intercepter leur rotation.
C’est risqué.
Si on se rate, on se retrouve en sous-nombre.
Mais si on réussit, on leur casse leurs certitudes dès le début. On leur vole le tempo, et
après, c’est nous qui dictons le rythme.
SolarBlade :
Tout le monde a compris le plan ?
Vesper :
Oui.
Crow :
Yep.
Lyra :
Ok.
Je ne réponds pas.
Le compte à rebours se termine. Les portes s’ouvrent.
Les avatars se jettent en avant.
Je suis le groupe.
On prend le premier cristal proprement.
Je cale mon nouveau combo au milieu du pack, ça se passe bien. Personne ne commente, mais
la vitesse à laquelle les monstres tombent parle pour moi.
On se dirige vers le deuxième cristal.
Je jette un œil à la mini-carte.
Les mouvements de l’équipe adverse sont visibles par moments, via des éclairs sur la
timeline. Ils prennent un de leurs cristaux... à la même vitesse que nous.
Évidemment.
Si on continue comme ça, on se retrouvera tous au boss en même temps.
Je respire.
Je sais que je ne devrais pas.
Je sais que ce n’est “qu’un scrim”.
Je sais aussi que je vois la défaite arriver comme une gifle au ralenti.
Je dévie légèrement ma trajectoire.
Au lieu de suivre la ligne parfaite vers le cristal, je coupe par un couloir secondaire,
vers un point sur la carte où je sais qu’on peut repérer l’équipe adverse avant qu’elle ne
nous voie.
Je ping la carte.
Une fois.
Deux fois.
Trois fois.
Le signal s’affiche : un petit cercle jaune qui clignote.
Aselys :
Si on les attend là, on les prend de flanc pendant qu’ils clear leur cristal.
SolarBlade :
Non.
On suit le plan.
SolarBlade :
Reviens avec nous.
Je continue d’avancer.
Mes doigts vont un peu plus vite sur le clavier.
Le ping clignote encore.
Je n’insiste pas dans le chat.
Un autre ping apparaît.
Vesper.
Il change de trajectoire.
Crow le suit, après un court instant.
Lyra hésite.
Ses pas virtuels marquent une pause imperceptible, puis penchent finalement de mon côté.
Elle nous rejoint.
Sur la mini-carte, je vois le petit curseur de SolarBlade rester sur sa route initiale,
puis s’arrêter net.
SolarBlade :
Sérieux ?
SolarBlade :
Vous faites quoi ?
Vesper :
On essaye un truc.
Crow :
Fais-nous confiance deux minutes.
Je ne lis pas ses insultes silencieuses, mais je les devine à travers l’écran.
Nous arrivons au point que j’avais en tête. Un croisement de couloirs, suffisamment large
pour se battre, suffisamment étroit pour empêcher un passage tranquille.
Je me poste un peu en retrait.
Vesper se place en première ligne.
Crow et Lyra prennent les côtés.
Les pas de l’équipe adverse résonnent avant même qu’ils n’apparaissent à l’écran, sous la
forme de petites vibrations audio, de sortilèges déclenchés hors champ.
Je ping une dernière fois, juste devant.
Les silhouettes adverses se dévoilent au coin d’un mur. Elles ne s’attendaient pas à nous
voir là. Ça se voit tout de suite : la façon dont l’un d’eux s’arrête, dont un autre
tourne inutilement sur lui-même.
Je déclenche mon combo.
Buff défensif.
Compétence de zone.
Annulation.
Repositionnement.
Je plonge dans leur backline, pas assez longtemps pour me faire attraper, juste assez pour
forcer un mouvement de panique. Vesper en profite pour engager frontalement. Crow cale des
sorts de contrôle dans le couloir. Lyra maintient tout le monde en vie à la limite du
raisonnable.
Le combat est sale, rapide, chaotique.
Mais il est à notre avantage.
On n’est pas dans la salle du boss.
On n’est pas pris au piège entre deux fronts.
On est là où on a choisi de se battre.
Deux adversaires tombent.
Un troisième essaie de fuir vers le cristal, mais Vesper l’intercepte avec un contrôle
parfait.
Sur le chat, SolarBlade ne dit plus rien.
Notre équipe ressort du fight amochée, mais debout. On récupère le cristal qu’ils étaient
venus chercher. On repart avec un objectif et trois kills d’avance.
Le reste du match suit cette dynamique.
On n’est pas parfaits.
On fait encore des erreurs.
Mais le tempo a basculé.
À chaque fois que l’équipe adverse essaye de reprendre la main, on est déjà en train de
l’attendre là où elle ne regarde pas. Vesper et Crow comprennent mes pings avant même que
je les envoie. Lyra se positionne toujours un mètre plus près de moi que des autres.
SolarBlade finit par se taire complètement, à part pour lancer un “nice” par-ci par-là
quand un move est trop beau pour être ignoré.
Le boss final tombe.
Notre nom d’équipe apparaît en haut de l’écran, encadré d’effets visuels ridicules.
Victoire.
Le chat général se remplit de “gg”, de “wp”, de “rematch ?” et de petites piques
habituelles.
Dans le canal équipe, SolarBlade réapparaît enfin.
SolarBlade :
C’est ça que je veux voir.
C’était un bon call de fight au début, je savais que si on les coinçait loin du boss, on
prendrait l’avantage.
Je reste un moment à regarder le message.
Vesper m’envoie un MP à part.
Vesper :
Tu le vois se réécrire l’histoire, là ?
Crow :
(ajoute une capture d’écran du chat de SolarBlade)
JPP.
Je hausse les épaules, seule devant mon écran.
Aselys :
Tant qu’on gagne, il peut raconter ce qu’il veut.
Vesper :
T’es vraiment trop chill.
Moi ça me frustre à ta place.
Je réfléchis une seconde avant de répondre.
Aselys :
Je préfère être la personne à qui on demande les plans
que celle qui parle aux caméras.
Je peux presque entendre le rire de Vesper à travers la réponse écrite.
Vesper :
“La stratège de l’ombre”, j’aime bien.
On te ferait un super montage dramatique si tu acceptais un jour de passer en vocal.
Je ferme le MP, laisse le “si tu acceptais un jour” flotter dans l’air.
Dans le canal public de l’équipe, SolarBlade discute déjà avec l’équipe adverse du
prochain scrim, parle de “notre” agressivité contrôlée, de “sa” vision du jeu, de “notre”
discipline.
Je ne lui en veux pas.
Il a besoin de ces mots-là.
Moi, j’ai besoin d’autre chose.
Le petit “en ligne” à côté de mon pseudo.
Les messages qui attendent avant même que je me connecte.
Les “on fait quoi, Aselys ?” en match.
Tant qu’on a besoin de moi là où je suis utile, le reste n’a pas vraiment d’importance.
Je quitte la file compétitive, retourne un instant au menu principal. Mes yeux commencent
à piquer un peu. Pas assez pour arrêter. Juste assez pour que je prenne une grande
inspiration.
C’est là que la notification tombe.
Nouvelle conversation privée : [NovaStrike]
Je redresse un peu le dos.
NovaStrike.
Capitaine d’une équipe pro. Vraie équipe. Sponsor, maillots, coach, analystes, caméras,
commentateurs.
La première fois qu’il m’a écrit, je croyais à un troll.
La deuxième fois, j’ai compris que non.
Je clique.
NovaStrike :
Yo. Tu es dispo ?
Je jette un coup d’œil à l’heure. Pas d’épicerie demain matin. Rien d’urgent. Juste la
nuit, la ville dehors, et mon cerveau qui refuse de dormir tôt, de toute façon.
Aselys :
Ça dépend.
C’est pour quoi ?
NovaStrike :
Rempla.
Match officiel, streamé.
Notre mid a chopé une intox, il peut même pas rester assis.
Je sens déjà la pression monter d’un cran, comme si quelqu’un avait tourné un bouton
invisible.
NovaStrike :
On a pensé annuler... mais si tu prends sa place, ça passe.
Tu connais déjà nos strats.
Il ajoute un smiley que je n’arrive jamais à interpréter. Ni vraiment sérieux, ni vraiment
détendu.
Aselys :
Vocal ?
NovaStrike :
Comme d’habitude.
Zéro obligation.
Tu joues, tu ping, tu tapes.
On fait les calls vocaux de notre côté.
Ça a toujours été notre deal.
Je ne montre pas mon visage.
Je n’ouvre pas mon micro.
Je suis un fantôme dans la draft. Un pseudo qui apparaît dans la line-up, surprend les
commentateurs, puis disparaît une fois le match terminé.
Aselys :
Combien de temps avant le match ?
NovaStrike :
15 minutes.
On est en loge.
Je te passe le mot de passe du compte tournoi.
Un identifiant et un MDP s’affichent dans la fenêtre.
Je reste quelques secondes immobile. Je sens mon cœur un peu plus présent dans ma
poitrine. Ce n’est pas la première fois. Mais l’adrénaline ne s’use pas.
Aselys :
Ok.
Je prends le mid.
Pas de promesse, juste mon meilleur jeu.
NovaStrike :
C’est pour ça que je viens te chercher.
À tout de suite.
Je me déconnecte de mon compte habituel et me connecte sur le compte tournoi. Le pseudo
est celui du mid officiel, pas le mien. Mais dès que je vois le champion qui clignote dans
la sélection, il y a un truc de moi dedans, malgré tout.
Je rejoins le lobby privé. Les pseudos de l’équipe s’affichent. Je coupe l’invitation au
vocal avant même qu’elle finisse d’apparaître. Je ne veux pas entendre leurs voix. C’est
plus simple comme ça.
Un message texte collectif arrive :
NovaStrike :
On fait comme à l’entraînement.
Pas besoin de faire le héros.
Si ça tourne mal, on scale et on prend le late.
Je réponds juste :
Aselys :
Compris.
Le reste se fait sans moi. Dans un autre canal, j’imagine les blagues, la tension, les
“check son micro”, les “on mute la musique”, les “bonne game les gars”.
Moi, j’ai le casque sur les oreilles, mais aucun son humain ne passe. Juste la musique du
jeu, les bruitages, le souffle constant de la tour.
Le compte à rebours s’affiche.
L’écran de sélection des personnages apparaît.
Le chat du lobby explose déjà sur le stream que je n’ouvre pas.
Je n’ai pas besoin de voir les réactions.
Je n’ai pas besoin d’entendre les commentateurs dire “oh, changement de mid de dernière
minute, intéressant”.
Je n’ai besoin que de la carte, des sorts, des cooldowns.
La partie se lance.
Chargement.
Fond noir.
Logo du tournoi dans un coin.
Puis le terrain.
Je prends une grande inspiration. Mes mains se posent sur le clavier et la souris comme si
elles rentraient chez elles.
La lane du milieu s’affiche.
Les premiers sbires apparaissent.
Le début de la partie est presque mécanique.
Je gère le farm, la pression, le positionnement.
Mon adversaire en face est bon. Il joue propre. Pas de move idiot. Pas d’agression
inutile.
Les premières minutes ressemblent à deux joueurs d’échecs qui déplacent leurs pions sans
se toucher.
Les calls arrivent dans le chat d’équipe, condensés, efficaces.
Jungler :
“mid sans flash 7:30”
“Care top”
“Drake 5 min”
Je réponds par des pings, des positions, des mouvements calculés. Je ne parle pas. Je n’ai
pas besoin.
Au fil des minutes, la partie se complexifie.
Les junglers visitent les lanes.
Les supports roament.
Les objectifs neutres apparaissent.
Je sens la map comme un organisme.
Chaque déplacement modifie quelque chose.
Chaque sort lancé dans un coin influence une décision à l’autre bout.
On arrive à la vingtième minute.
L’or est à peu près équilibré.
Les deux équipes ont pris des tours.
Rien n’est joué.
Mon équipe amorce un plan : forcer un combat près d’un objectif majeur. Une sorte de
“boss” neutre qui donne un énorme avantage à ceux qui le tombent.
NovaStrike :
On force le fight là.
On gagne, on finit.
C’est un bon plan.
Mais c’est aussi le genre de moment où une seule erreur te fait perdre tout ce que tu as
gagné jusqu’ici.
On s’approche tous, comme attirés par un aimant. Les deux équipes convergent vers le même
point. Les sorts d’engage, les ultimes, les flashs... tout va se jouer en quelques secondes.
C’est là que ça commence.
Un léger flou au bord de l’écran.
Je crois d’abord que c’est mon imagination. La fatigue, la concentration. Je cligne des
yeux, remue un peu la tête. L’image se stabilise. Je me repositionne, je prépare mon
combo.
Les barres de vie, les sorts prêts, la distance.
Je vois l’angle.
Je vois le moment où je devrai engager.
Je me prépare à cliquer.
Le flou revient. Plus fort.
Les couleurs bavent légèrement.
Les barres d’interface se dédoublent un instant.
— Pas maintenant, je murmure.
La douleur frappe, nette, derrière les yeux. Pas comme une simple migraine. Plutôt comme
si quelqu’un essayait de pousser un coin de métal à travers ma boîte crânienne.
Je serre les dents. Ma main tremble un peu sur la souris.
Un flash blanc traverse un coin de l’écran. Pas un sort.
Une... ligne ?
Pendant une fraction de seconde, j’ai l’impression de voir une autre interface par-dessus
le HUD du jeu.
Une fenêtre, transparente, avec un texte que je n’arrive pas à lire entièrement.
[SY...] – Synchroni... : 31%...
Je cligne des yeux plus fort.
L’image se solidifie à nouveau.
Focus.
Pas maintenant.
L’équipe adverse nous a repérés. Leurs silhouettes apparaissent dans notre champ de
vision. Les sorts commencent à partir des deux côtés. Des explosions de lumière, des
effets graphiques, des cris.
Je joue.
Parce que c’est ce que je sais faire.
Parce que, crise ou pas, des gens comptent sur moi.
Je lance mon premier sort, j’esquive un projectile, je recule, j’avance, je redéclenche.
Mes doigts bougent presque par réflexe. Chaque pression sur une touche envoie une décharge
de douleur dans mon crâne, mais je les ignore.
Le combat devient un chaos que je lis comme un texte bien structuré.
Lui, là, il vient de claquer son dash.
L’autre n’a plus de flash.
Notre jungler est hors de position.
Je spam ping sur un point précis, ordonnant un focus sans dire un mot. Une des cibles clés
est un peu trop avancée. C’est la fenêtre.
Je m’élance.
Combo.
Annulation.
Repositionnement.
La nouvelle interaction que j’ai trouvée cet après-midi se glisse dans le mouvement comme
si je l’avais répétée toute ma vie. Mon personnage rentre dans le cœur du combat,
déclenche une zone, encaisse moins que ce que les dégâts annoncent, en ressort au dernier
pixel de vie.
Le chat s’illumine d’un “!” rapide de la part du support.
Je n’ai pas le temps de le lire.
Un ultime ennemi se déclenche.
Je devrais mourir.
Les commentateurs, si je les entendais, seraient en train de crier.
L’écran redevient flou.
Cette fois, ce n’est plus juste une impression.
Une fenêtre s’affiche, translucide, au centre de ma vision.
[SYSTEM] – Synchronisation : 47%... 59%... 68%...
Ce n’est pas le jeu.
Je le sais.
Je n’ai jamais vu ce design, ces polices, cette lumière.
La douleur monte d’un cran. Je sens quelque chose de chaud couler sous mon nez. Je n’ose
pas lâcher la souris pour vérifier.
Une voix se glisse dans le bruit des sorts.
Elle ne vient pas de mon casque.
Elle ne vient pas de l’appartement.
Elle est partout.
Et nulle part.
« Il est temps de rassembler ce qui a été divisé. »
Je manque un pas.
Mon personnage se fige un instant, juste assez longtemps pour que je croie que tout va
s’effondrer.
— Non, pas maintenant, je souffle entre mes dents. Pas maintenant, stupide crise. Pas ce
match-là.
Je serre encore plus fort la souris. Je force mes doigts à bouger. À travers le flou, je
devine les silhouettes. Je devine les barres de vie. Je devine les animations plus que je
ne les vois.
Je joue presque à l’aveugle.
Je devine que notre support a lancé son ultime de protection.
Je devine que notre tireur a encore son sort d’esquive.
Je devine que l’adversaire que j’ai entamé est à deux doigts de tomber.
Je claque tout.
Tous mes sorts, tous mes resets, tout mon timing, toute ma concentration.
Une explosion de lumière remplit l’écran.
Des chiffres de dégâts s’envolent.
Des barres de vie ennemies se vident.
Un premier ennemi tombe.
Puis un deuxième.
Puis le troisième, celui qui était censé terminer le fight.
Triple kill.
Le texte apparaît en gros sur l’écran. Je cligne des yeux pour réussir à le lire. La
douleur pulse comme un cœur étranger dans mon crâne.
La voix revient, plus proche.
« L’âme fracturée arrive au bout de sa route. Il est temps de la réunir. »
Une autre voix se superpose.
Plus humaine.
Plus... inquiète.
« ...sel... »
« ...ys... »
« Aselys ! Tu m’entends ? »
Pendant un instant, je crois que c’est NovaStrike qui a soudainement réussi à briser la
barrière de mon mute. Mais ce n’est pas sa voix. Ce n’est même pas une voix que je
reconnais.
Ce n’est pas français.
Ce n’est pas anglais.
C’est autre chose.
Et pourtant, je comprends.
« Aselys, reste avec moi ! Réveille-toi ! »
L’équipe adverse est en morceaux.
La nôtre est blessée, mais debout.
On se rue sur l’objectif neutre.
On le prend.
On push.
Les tours ennemies tombent.
La base s’ouvre.
Je vois tout ça à travers une sorte de tunnel, comme si mon écran reculait au loin. Mes
mains continuent de bouger par habitude. Mon corps, lui, est en train de lâcher.
Je sens quelque chose couler de mon nez jusqu’à ma lèvre. Je goûte le métal du sang. Ma
vision se rétrécit.
On détruit la dernière structure.
Le cœur de la base explose dans un festival de particules.
Le mot “VICTOIRE” s’affiche en grand, lumineux, triomphant.
Je souris à peine.
Pas par joie.
Par soulagement.
On a gagné.
Ils n’avaient personne d’autre.
J’ai fait ce qu’on attendait de moi.
La voix lointaine murmure encore une fois, comme un écho.
« Il est temps. »
Une nouvelle notification s’ouvre dans un coin de l’écran, presque floue.
Vesper :
ON A REGARDÉ LE STREAM !!!
T’étais incroyable !!!
Une autre, juste en dessous, de Crow :
Crow :
Je savais que c’était toi.
Personne d’autre joue comme ça.
Je n’ai pas le temps de répondre.
Le monde bascule d’un côté.
Je sens mon corps glisser sur la chaise, ma tête heurter quelque chose de mou – le
dossier, peut-être. Le plafond tourne. L’écran devient un rectangle de lumière blanche
brûlante, puis s’éteint.
Plus de PC.
Plus de HUD.
Plus de barres de vie.
Juste du noir.
Au début, il n’y a rien.
Pas de son, pas d’image.
Juste une absence.
Puis, petit à petit, des bruits filtrent.
Des sons que je ne connais pas.
Du vent.
Des feuilles qui bougent.
Un froissement de tissu.
Et... des voix.
« ...sel... »
La même que tout à l’heure, mais plus nette.
« Aselys. »
Je voudrais dire “ce n’est pas mon vrai nom”.
Ma bouche ne bouge pas.
« Aselys, qu’est-ce qui t’arrive ? Hé, reste avec moi. »
Je sens quelque chose serrer mon épaule. Une main.
La matière sous mon dos n’est plus la chaise de bureau. Ce n’est plus le coussin affaissé
de mon fauteuil gamer. C’est... autre chose.
C’est plus dur.
Plus irrégulier.
Plus... froid.
Je sens des brins de quelque chose chatouiller ma nuque. De l’herbe.
Une odeur me frappe, étrangère.
Pas celle de mon appartement – poussière, plastique chaud, nouilles.
Une odeur de terre, de nuit, d’air frais.
J’essaie d’ouvrir les yeux.
La lumière me transperce, d’abord.
Pas la lumière artificielle de l’écran, ni celle d’un lampadaire.
Une lumière blanche, douce, qui vient d’en haut.
Je plisse les paupières, laisse la vision se construire petit à petit.
Un ciel.
Noir profond, piqué d’étoiles.
Et là, suspendues au milieu, deux lunes.
Une pleine, énorme, blanche, qui éclaire presque comme un soleil pâle.
Et à côté d’elle, un croissant plus petit, comme un éclat de miroir accroché au noir.
Je cligne encore des yeux. Mes oreilles bourdonnent.
La main sur mon épaule serre un peu plus.
— Enfin... tu te réveilles, dit une voix au-dessus de moi.
Je tourne la tête.
Un visage se penche dans mon champ de vision.
Je ne vois pas tous les détails d’un coup. Juste des fragments.
Des cheveux sombres, un peu en bataille.
Des yeux sérieux, inquiets.
Une cicatrice légère près de la tempe.
Une armure de cuir et de métal, abîmée, comme s’il avait passé la journée à se battre.
Ses traits ne me disent rien.
Mais la façon dont il me regarde...
Comme si j’étais quelqu’un qu’il connaît depuis longtemps.
Comme si mon état venait de lui faire peur.
— Aselys, répète-t-il doucement. Tu m’entends ?
Je voudrais dire “vous devez vous tromper de personne”.
Ce qui sort de ma bouche, c’est juste un souffle.
— ...où... ?
Sa main glisse de mon épaule à ma nuque, avec une douceur inattendue.
— C’est fini, pour l’instant, dit-il.
— Tu es... revenue.
Je fixe encore le ciel un moment.
Les deux lunes scintillent au-dessus de nous, parfaitement réelles.
Et pour la première fois, la vision ne disparaît pas.
Elle ne se brise pas en mille morceaux.
Elle ne se dissout pas dans la lumière d’un écran.
Je suis allongée dans l’herbe.
La nuit a une odeur.
La terre sous mes doigts est humide.
Et quelqu’un qui ne connaît pas le mot “Sophia” continue de m’appeler :
— Aselys.
Le battement de mon cœur résonne dans mes oreilles.
Je crois comprendre, très lentement, que cette fois...
Je ne me réveillerai pas dans mon studio.