Chapitre 1 – Une silhouette de plus dans le décor

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La ville brille.

Des milliers de fenêtres découpent la nuit en petits rectangles jaunes et blancs, alignés

comme un gigantesque damier suspendu dans le ciel. Les phares des voitures tracent

des lignes rouges et blanches sur les avenues, les néons clignotent au-dessus des bars

et des restaurants, et quelque part, au milieu de tout ça, je me demande combien de

gens sont en train de vivre quelque chose d’important.

Un rendez-vous.

Une dispute.

Une promesse.

Moi, je traverse juste la rue.

Le feu piéton passe au vert et la foule se met en mouvement d’un seul coup, comme si

quelqu’un avait appuyé sur “lecture”. Des chaussures claquent sur l’asphalte, des


sacs balancent, des manteaux se frôlent. Ça sent le bitume humide, la friture d’un fast-

food à l’angle, et un parfum trop fort porté par quelqu’un que je ne vois pas.


Je baisse les yeux.

Devant moi, il n’y a plus que des jambes. Des jeans, des collants, des pantalons de

costume. Des baskets usées, des chaussures en cuir brillantes, des semelles qui

glissent un peu sur les bandes blanches du passage piéton.

Je marche au milieu de tout ça, mes propres pas noyés dans ceux des autres.

Mes chaussettes blanches dépassent à peine de mes chaussures, et ma jupe rouge se

balance au rythme de mes mouvements. Rien d’extraordinaire. Si quelqu’un devait se

souvenir de moi, ce serait peut-être comme “la fille à la jupe rouge qui regardait ses

pieds”.

Mais personne ne regarde.

Les gens filent, la tête penchée vers leurs écrans, leurs écouteurs vissés dans les

oreilles, ou simplement le regard perdu au loin, déjà arrivés ailleurs dans leur tête.

Et moi, au milieu, je suis juste... un pixel dans le décor.

Un coup de vent soulève un peu ma jupe, m’oblige à refermer ma veste. Mes cheveux

noirs s’agitent autour de mon visage, et pendant une seconde je lève les yeux.


Entre les immeubles, un bout de ciel se laisse voir. Quelques étoiles, à peine, étouffées

par la pollution lumineuse. Rien d’extraordinaire. Pourtant, j’ai ce réflexe idiot :

chercher la lune.

Elle n’est pas là. Ou alors cachée derrière un immeuble. Je hausse imperceptiblement

les épaules et redescends le regard vers le trottoir.

Le feu repasse à l’orange, puis au rouge. Une voiture s’impatiente déjà. Je rejoins le

trottoir, aspirée dans le flux. À peine sortie du passage piéton, je pourrais disparaître

que personne ne remarquerait qu’il manque une paire de jambes dans la foule.

Ça ne me surprendrait même pas.

Je remonte la rue jusqu’à l’épicerie, celle qui fait l’angle avec la petite place. Le néon

au-dessus de la vitrine clignote encore, “OUVERT” en lettres rouges. L’intérieur est déjà

familier avant même que je pousse la porte : lumière blanche un peu agressive, rayons

trop serrés, musique pop en fond, trop faible pour couvrir le bip des caisses.

Je m’arrête une seconde devant la porte vitrée.

Mon reflet me renvoie une fille aux cheveux noirs jusqu’aux omoplates, attachés à la

va-vite, yeux cernés, manteau trop fin pour la saison. J’ai l’air... correcte. Pas jolie, pas

laide. Juste “ok”.

Si je n’étais pas moi, je ne me remarquerais pas.

Je pousse la porte. La petite clochette au-dessus tinte.

— Salut Sophia, t’es là, parfait, lance une voix depuis la caisse.

C’est le patron, déjà installé derrière son registre. Il me fait un signe de la main sans

vraiment me regarder, concentré sur un client qui pose ses bières et ses chips sur le

tapis roulant.

— Bonsoir, je réponds par réflexe.

Je passe derrière le comptoir, attrape mon tablier et mon badge. “Sophia – employée”.

C’est écrit noir sur blanc, bien lisible. C’est ironique : c’est peut-être ici que mon nom

est le plus visible, et c’est aussi l’endroit où il compte le moins.

Je noue le tablier autour de ma taille, remonte mes manches.

— Tu peux commencer par le rayon boissons, il reste des cartons à vider au fond,

ajoute le patron sans lever les yeux.


— Compris.

Je file entre les rayons, en évitant un gamin qui court avec un paquet de gâteaux dans

les bras. Sa mère lui crie de ne pas courir. Il ne m’adresse pas un regard. Je ne suis

qu’une silhouette de plus avec un tablier vert.

Au fond, contre le mur, les cartons m’attendent sagement, empilés. J’en ouvre un du

bout du cutter, le bruit du carton qui se déchire se mélange au bip régulier de la caisse.

Une bouteille après l’autre, je remplis les étagères. Les étiquettes tournées du bon

côté, alignées. Tout bien droit, bien propre. Travail facile. Travail que n’importe qui

pourrait faire. Si demain je ne viens pas, quelqu’un d’autre sera ici à ma place, à aligner

les mêmes bouteilles, au millimètre près.

Je le sais.

Le patron le sait.

Le monde entier s’en fiche.

C’est un boulot pour payer le loyer, l’électricité... et la connexion internet.

Surtout la connexion internet.

Je cale une dernière bouteille, recule d’un pas pour vérifier le rayon. Pas parfait, mais

suffisamment pour que personne ne s’en plaigne.

Je retourne vers la caisse. Le patron sert un dernier client. Dès que l’homme tourne le

dos, il me lance :

— Je vais faire un tour à l’arrière, tu gères ?

— Oui.

Je prends sa place derrière le comptoir. Le scanner est froid sous ma paume. Une

femme pose quelques courses, je les fais passer en silence.

Bip. Bip. Bip.

— Ça vous fera 12,40, s’il vous plaît.

Elle tend sa carte, les yeux déjà rivés sur son téléphone. Sa main frôle la mienne sans

me voir. Elle tape son code, reprend sa carte sans lever la tête.

— Bonne soirée, dis-je.

— Merci.


Déjà partie.

Quelques clients plus tard, le magasin se vide un peu. Les pas se font plus rares, la

musique de fond redevient audible. Je m’appuie brièvement contre le comptoir,

regarde l’heure sur la petite horloge au-dessus des paquets de chewing-gums.

Encore un peu, et je pourrai rentrer.

Je pourrais dire que je suis épuisée par ce travail. Ce serait faux. Physiquement, ça va.

C’est mon cerveau qui se fatigue d’être en mode “automatique”.

Sourire poli.

Dire bonjour.

Dire bonne soirée.

Rendre la monnaie.

Ranger les rayons.

Ça remplit les heures. Ça ne remplit pas la vie.

J’ajuste mon badge. “Sophia”. Personne ne me l’a demandé aujourd’hui. Personne ne

m’a appelée par mon nom. Je suis “mademoiselle”, “excusez-moi”, “pardon”, “la

caissière”.

Je crois que ça me rassure un peu.

Parce que de l’autre côté de l’écran, il y a un endroit où les gens m’appellent par mon

nom.

Pas “Sophia”.

L’autre.

Celui qui compte vraiment pour eux.

Je chasse cette pensée pour l’instant. Si je commence à compter les heures avant la fin

de service, la soirée va me paraître encore plus longue.

Une nouvelle cliente arrive. Je redresse le dos, souris machinalement.

Bip. Bip.

Une journée de plus à cocher dans le calendrier du “monde réel”.

La partie intéressante ne commence qu’après.


La montre accroche mon regard à nouveau. Les aiguilles ont fini par faire leur travail. Le

patron revient de l’arrière-boutique, essuie ses mains sur un torchon.

— Tu peux y aller, Sophia. Merci pour ce soir.

Je détache mon badge, le pose à côté de la caisse.

— Bonne soirée, je réponds.

Il hoche la tête, déjà distrait par quelque chose sous le comptoir. Je retire mon tablier,

le plie par automatisme et le pose à sa place habituelle. Personne ne remarque ce

genre de détails, mais mes mains ont besoin de gestes précis.

Je traverse le magasin en sens inverse, passe devant les rayons que j’ai rangés. Rien ne

trahit mon passage, et c’est exactement le principe.

La clochette tinte quand je pousse la porte.

L’air de la rue me frappe au visage, plus frais, légèrement humide. La nuit a

définitivement avalé le ciel, ne laissant que les lampadaires, les enseignes et quelques

fenêtres tardives. Les voitures font un bruit de fond continu, comme la respiration de la

ville.

Je tire un peu sur mon manteau, qui n’est jamais aussi chaud que j’aimerais, et je mets

mes écouteurs. La musique démarre dans mes oreilles, une playlist que je lance

toujours à ce moment précis de la journée. Pas forcément des morceaux que j’adore,

mais des sons qui couvrent les pensées trop bruyantes.

Les paroles se mélangent au bruit des pneus sur l’asphalte. Je prends la rue qui

descend vers l’arrêt de bus. Les pavés sont un peu irréguliers, j’évite machinalement

les petites flaques qui renvoient des fragments de néon.

Je pourrais rentrer à pied, ce n’est pas si loin.

Mais le bus, c’est dix minutes où je n’ai rien à faire d’autre qu’attendre. Et j’ai besoin de

ces dix minutes.

Il y a déjà quelques personnes à l’arrêt. Un type en costume qui regarde le tableau

d’affichage comme si ça allait faire venir le bus plus vite, une lycéenne qui scrolle sur

son téléphone, un homme plus âgé qui a posé un sac de courses à ses pieds.

Je m’installe un peu en retrait, le dos contre le panneau publicitaire. L’affiche parle

d’un parfum que je n’achèterai jamais. Une femme parfaite y sourit à un horizon que je

ne vois pas.


Je sors mon téléphone de ma poche.

L’écran s’allume, m’éblouit une seconde. Quelques notifications m’attendent déjà.

Groupe “raid night” :

T’as vu le patch note ?

Un autre message, juste en dessous :

Je crois que mon build est mort là, non ?

Encore un :

Aselys, tu peux regarder ? Je veux pas tout casser.

Je sens mon cœur faire un petit saut. Ce n’est pas grand-chose. Juste un léger

changement de rythme. Mais ce n’est pas désagréable.

Je fais glisser mon doigt, j’ouvre l’application du jeu. Le logo apparaît, puis la page de

mise à jour. Le fameux patch note.

Je commence à faire défiler.

Changements sur les compétences, nerfs, buffs, lignes de texte en police serrée. Des

chiffres partout. Pour beaucoup de joueurs, c’est une liste de mauvaises surprises.

Pour moi, c’est un puzzle.

Dégâts réduits de 10 % sur la compétence X.

Temps de recharge augmenté sur l’ultime Y.

Nouvel effet de contrôle sur Z.

Mon cerveau se met en route tout seul. Je vois déjà les contournements possibles. Les

combinaisons alternatives. Ce qu’il faudra jeter. Ce qui deviendra la nouvelle clef.

Une notification pop-up apparaît en bas de l’écran.

Vesper :

T’es là ? T’en penses quoi, honnêtement ?

Si je dois tout changer, j’aimerais pas faire n’importe quoi...

Le pseudo “Vesper” est accompagné d’une petite icône de casque, symbole d’un

joueur que je connais depuis longtemps sans l’avoir jamais entendu rire autrement

qu’en texte.

Je tape une réponse rapide avec les pouces.


Aselys :

J’ai pas encore tout lu, mais à première vue, ton build tient encore.

On verra ça en détail ce soir.

Les trois petits points apparaissent presque aussitôt.

Vesper :

Ok, je te fais confiance.

Je range le téléphone dans ma main sans l’éteindre tout de suite. L’écran éclaire mes

doigts d’une lumière blanche et bleutée, contraste avec la nuit autour.

Ici, à l’arrêt de bus, personne ne sait que je suis “Aselys”.

Personne ne sait que quelque part, des gens attendent mes réponses pour décider

comment ils vont jouer, comment ils vont briller, ou juste éviter d’être ridicules en

équipe.

Je suis juste une fille en manteau trop fin, appuyée contre une affiche de parfum.

Mais sur cet écran, mon nom a du poids.

Le bus arrive dans un souffle d’air et un grincement de freins. Les portes s’ouvrent. Je

monte avec les autres, valide mon ticket, m’installe près d’une fenêtre.

Les lumières du bus sont plus jaunes, plus ternes que celles des néons. Les sièges

sentent un mélange de poussière, de tissu usé et de déodorant bon marché. Je

m’adosse, laisse ma tête se poser contre la vitre froide.

La ville défile.

En dehors, des façades alignées, des bouts de vie derrière les rideaux.

À l’intérieur de mes écouteurs, la musique continue, mais mon attention est déjà

repartie vers le téléphone.

Je rallume l’écran.

Le patch note n’a pas changé depuis la dernière fois que j’ai cligné des yeux,

évidemment. Mais chaque ligne résonne un peu mieux maintenant que j’ai commencé

à la démonter mentalement.

Il faudra changer l’ordre des priorités.

Les combats vont être plus longs.

Ce talent redeviendra intéressant en late game...

Je bascule dans la conversation privée avec un autre joueur.


Crow :

Je vais encore t’embêter, mais tu peux me refaire un plan pour le nouveau patch ?

Je réponds.

Aselys :

J’arrive chez moi dans 15-20 min.

Envoie-moi ton équipement, je regarderai tout ça.

Une partie de moi soupire.

Il y a une fatigue réelle à porter les attentes des autres, même à travers un écran.

Une autre partie respire mieux ici que n’importe où ailleurs.

Le bus ralentit, s’arrête. Quelques passagers descendent, d’autres montent. Je reste.

La vitre vibre légèrement contre ma tempe. Je ferme les yeux une seconde, juste pour

écouter le frottement des pneus sur la route.

Quand je les rouvre, c’est presque mon arrêt.

Je descends, la musique toujours dans les oreilles, le téléphone de nouveau rangé. Les

rues sont plus calmes dans ce quartier. Les magasins ont baissé leur rideau, quelques

bars laissent échappper des éclats de voix et de rire. Au loin, une sirène retentit, puis

s’éloigne.

Je bifurque dans une rue plus étroite, bordée d’immeubles anciens. Balcons en fer

forgé, volets fermés. La plupart des fenêtres sont noires. Quelques rectangles de

lumière ici et là prouvent que je ne suis pas la seule à vivre la nuit, mais je ne connais

pas leurs histoires.

Devant l’entrée de mon immeuble, le trottoir est légèrement fissuré. Je connais chaque

irrégularité, chaque tache sur la porte. Je sors mes clés, pousse le battant.

L’odeur de l’intérieur me frappe : un mélange de renfermé, de poussière et de produits

ménagers. La cage d’escalier est étroite, les murs blancs écaillés par endroits. J’enlève

mes écouteurs, les laisse pendre autour de mon cou.

Les marches grincent un peu sous mes pas. Troisième étage sans ascenseur. Ça n’a

rien d’un exploit, mais à cette heure-là, ça tire légèrement sur mes jambes. Je crois que

ça me rassure : au moins ici, je sens que j’ai un corps.

Ma porte m’attend au bout d’un couloir, un peu de travers, avec des traces anciennes

de ruban adhésif près de la boîte aux lettres. J’ouvre, entre, referme derrière moi.


Le silence m’accueille immédiatement.

Pas de télé allumée.

Pas de voix dans une autre pièce.

Pas de “t’es rentrée ?”.

Juste le léger bourdonnement du frigo et l’écho discret de mes propres pas sur le sol.

Je retire mes chaussures dans l’entrée, les pousse contre le mur avec le bout du pied.

Mes chaussettes rencontrent la surface un peu froide du parquet. Ça me fait

frissonner, mais là encore, c’est une preuve que je suis bien là.

Le studio est petit, mais je pourrais en dessiner chaque centimètre les yeux fermés. À

gauche, le coin cuisine, avec une plaque électrique et un évier. À droite, le lit, moitié

défait, avec une couette qui a renoncé depuis longtemps à avoir l’air présentable. En

face, près de la fenêtre, le bureau avec l’écran, la tour, le clavier, la chaise.

Je laisse tomber mon sac à côté du lit, enlève mon manteau que je pose sur une chaise

vide — ou sur un tas de vêtements, selon l’humeur de la pièce.

Mon corps a faim, mais pas assez pour mériter un vrai repas.

Je sors un paquet de nouilles instantanées d’un placard. La boîte en carton est presque

vide. Je déchire l’emballage, verse le contenu dans un bol, fais bouillir de l’eau dans

une petite bouilloire électrique. Le sifflement monte lentement, se marie au

bourdonnement du frigo.

J’essaie de ne pas regarder trop longtemps le montant de mon compte mental.

Loyer.

Abonnement internet.

Nourriture.

Je ne suis pas en danger immédiat, mais je ne flotte pas non plus.

L’eau bout. Je la verse sur les nouilles, regarde les filaments secs se ramollir et se

tordre, les épices colorer le liquide. Une odeur salée, artificielle, me monte au nez. Ce

n’est pas de la grande cuisine, mais ça cale l’estomac et occupe les mains.

Je m’assois sur le bord du lit avec le bol fumant entre les doigts. La chaleur traverse la

céramique, réchauffe un peu mes paumes. Je mange sans y penser vraiment. Les

nouilles disparaissent à peu près à la même vitesse que mes pensées tournent vers

l’écran encore noir.

Je pose le bol vide sur la table basse improvisée, essuie mes mains sur un torchon. Puis

je me lève, fais ces quelques pas qui séparent le lit du bureau.


De près, l’écran éteint me renvoie mon reflet.

Même fille qu’étirée dans la vitre de l’épicerie, juste plus décoiffée, plus fatiguée.

Je tends la main vers le bouton power de la tour.

Un clic.

Le léger souffle du ventilateur démarre, suivi par le bruit familier des composants qui se

réveillent. L’écran s’allume, d’abord en noir profond, puis en logo de démarrage, puis

en bureau.

La lumière blanche et bleutée envahit immédiatement la pièce, repoussant les ombres,


redessinant les contours. Mon visage, dans le reflet, perd quelques années. Ou peut-

être que c’est juste mon regard qui change.


Je tire la chaise vers moi et je m’installe. Le fauteuil grince un peu, accueillant mon

poids comme si on reprenait une conversation interrompue.

Je pose mes mains sur le clavier et la souris. Elles trouvent les touches habituelles sans

réfléchir.

Dehors, je suis Sophia, caissière qu’on oublie dès qu’on sort du magasin.

Ici, une icône m’attend.

Un jeu en ligne.

Une fenêtre qui, une fois cliquée, me fera changer de nom.

Je lance le launcher.

Les barres de chargement s’animent. Une nouvelle notification s’affiche déjà dans un

coin :

“Patch 3.4 – Notes de mise à jour disponibles.”

Je souris à peine. C’est un réflexe autant qu’un soulagement.

La journée dans le “monde réel” est terminée.

La partie importante va commencer.

Et quelque part, derrière un écran que je n’ai jamais vu, quelqu’un est peut-être en train

de se dire :

“J’espère qu’Aselys est en ligne ce soir.”


Je navigue jusqu’à la liste d’amis. Les pseudos défilent, certains en gris, d’autres en

vert, quelques-uns en orange “en partie”. Mon regard accroche immédiatement ceux

que je vois le plus souvent en haut.

Vesper – En ligne.

Crow – En ligne.

Un petit “!” clignote à côté d’un canal vocal. Je l’ignore. Comme toujours.

Une fenêtre de chat privé s’ouvre d’elle-même.

Vesper :

T’as survécu à l’épicerie ?

Je tapote sur le clavier.

Aselys :

À peine.

J’ai le patch note sous les yeux. Tu veux commencer par quoi ?

Les réponses tombent en rafale.

Vesper :

Mon build, stp.

Je t’envoie mon équipement.

J’ai pas envie de me faire humilier en ranked demain.

Des captures d’écran et des liens d’objets apparaissent dans la fenêtre. Je glisse tout

ça dans un coin, ouvre la page de mise à jour à côté. L’écran se divise en plusieurs

sections, mon regard saute de l’une à l’autre comme s’il suivait une partition.

Ce talent est nerfé, mais la synergie avec ce passif reste forte.

Le set d’armure perd de la valeur en early, mais scale encore mieux en late.

Le nouveau sort a un cooldown long, donc il faudra l’intégrer comme finisher, pas

comme outil de contrôle.

Mes doigts se mettent à écrire plus vite que je ne pense.

Aselys :

Ok, déjà : garde ta base.

Tu vas juste changer deux trucs.

1. Remplace ta rune X par Y.

2. On inverse l’ordre de montée des compétences.


Je détaille rapidement.

Aselys :

Tu perds un peu de burst immédiat,

mais tu deviendras beaucoup plus fort quand les fights dureront plus de 20 sec.

Le patch rallonge tous les combats. On joue dessus.

Les trois petits points apparaissent à nouveau.

Vesper :

...comment tu vois ça aussi vite ?

Sérieux, t’es une IA, avoue.

Je souris. Juste un peu.

Aselys :

J’ai juste lu.

Et un peu joué dans ma tête.

Crow s’invite dans la conversation sans prévenir.

Crow :

Moi aussi, moi aussi, moi aussi.

Je veux ma spec 3.4 validée par la grande prêtresse du patch.

Aselys :

Envoie.

Le mot “prêtresse” me fait tiquer une seconde.

Mon cerveau accroche parfois sur des détails bizarres.

Je le range dans un coin, comme un onglet de navigateur que je rouvrirai plus tard.

Les objets de Crow apparaissent à leur tour.

Je répète le même ballet : lire, comparer, réorganiser, proposer.

Les minutes glissent sans que je m’en rende compte vraiment.

Le reste du monde se réduit à des fenêtres, des chiffres, des noms de compétences.

L’excitation de Vesper et Crow passe à travers leurs messages, même sans voix.

Vesper :

Ok, je note tout.

Tu nous sauves la saison, comme d’hab.


Crow :

On devrait te payer, sérieux.

Sans toi, on retourne en division poubelle.

Je pose les mains à plat sur le bureau une seconde. La lumière de l’écran se reflète sur

ma peau, efface un peu la fatigue des néons de l’épicerie.

Ici, on ne me demande pas si j’ai fini de remplir le rayon boissons.

On me demande comment survivre à un nouveau patch.

Ce n’est pas très important, à l’échelle du monde.

Mais pour eux, là, maintenant, ça vaut quelque chose.

— Bon, je murmure, on va voir si tout ça tient en conditions réelles.

Je relance le jeu. L’écran passe du patch note au hall principal, une grande place

virtuelle où les avatars se croisent, armures brillantes, armes absurdes, familiers

flottants. Des joueurs sautent sur place, d’autres tournent en rond. Personne n’arrête

vraiment de bouger.

Une invite de groupe apparaît presque immédiatement.

Vesper vous invite à rejoindre le groupe.

Accepter / Refuser.

Je clique sur “Accepter”.

Le groupe se forme. Les pseudos s’affichent en bas de l’écran, avec leurs classes et

leurs niveaux. Je connais par cœur leur façon de bouger, même sans les voir en vrai.

Vesper :

On teste direct en donjon ?

Crow :

Let’s go. J’ai envie de souffrir proprement.

Aselys :

On commence par un donjon qu’on maîtrise.

Comme ça, on saura exactement d’où viennent les erreurs.

Ils répondent un “ok” presque simultané.

Je les regarde se déplacer dans le hall. Même derrière des avatars différents, il y a une

façon de tourner la caméra, de s’arrêter, de faire un demi-tour qui trahit les personnes.

Je les reconnaîtrais dans n’importe quel jeu.


On se téléporte tous les trois dans l’instance. L’environnement change.

Les couleurs deviennent plus sombres, la musique plus tendue.

Murs de pierre, torches, brume légère. Un classique.

Je connais déjà la carte, les couloirs, les placements d’ennemis.

Mais ce soir, tout est un peu différent.

Le premier pack arrive, une bande de créatures criardes qui foncent sur nous. Vesper

engage, Crow enchaîne, je reste légèrement en retrait. Mes doigts se déplacent sur le

clavier sans que j’aie besoin de regarder.

Ma barre de compétences s’illumine et s’éteint au rythme de mes décisions.

Là, je garde ce sort pour après.

Ici, j’enclenche le buff de groupe.

Si je claque mon contrôle maintenant, on n’aura plus rien pour le prochain pack.

Je ne vois plus vraiment les créatures pour ce qu’elles sont. Je vois des patterns, des

fenêtres d’opportunité, des erreurs à venir que je peux couper avant qu’elles naissent.

Le groupe progresse.

Il y a des ratés, oui. Vesper se place un peu trop en avant, Crow oublie un cooldown.

Mais globalement, ça tient.

Dans le chat de groupe, les messages défilent.

Crow :

Ok, mon DPS est un peu tombé là, mais je me sens plus stable.

Vesper :

Je tank mieux, je crois.

Je prends cher, mais je meurs moins vite.

On dirait une pub pour un médicament.

Je rigole dans mon coin, silencieusement.

Aselys :

C’est normal.

Le patch rallonge les fights, je te l’avais dit.

Vous jouez mieux que tout à l’heure.

On ira en ranked demain.

On arrive au boss. Une énorme masse de pixels, avec des phases bien scriptées. Rien

que je n’aie pas déjà vu. Mais ce soir, les mécaniques ont un peu changé.


Il frappe plus fort sur certaines attaques.

Il laisse des zones au sol plus longtemps.

Son pattern est plus punitif.

Le combat commence. Vesper prend l’aggro, Crow se place à distance, je me cale dans

un angle mort. De l’extérieur, ça ressemble à n’importe quel groupe qui fait son boss de

fin de donjon. De l’intérieur, c’est une série de décisions à la milliseconde.

Vesper est à 60 %.

La zone va exploser dans 3, 2...

Crow est trop près, il va prendre le cône.

Je déclenche un sort de protection au dernier moment, annule une partie des dégâts de

zone. La barre de vie de Crow descend quand même, mais s’arrête au-dessus du seuil

critique.

Crow :

Je t’aime, Aselys.

Vesper :

Focus.

On meurt pas, pas après toute cette théorie.

Je garde un œil sur les barres de vie, un autre sur le pattern du boss, un troisième

quelque part sur les cooldowns de mes alliés. Ce n’est pas humain, parfois. Ça frôle la

surcharge.

Mais là, maintenant, tout est à sa place.

Les animations se succèdent, les chiffres de dégâts éclatent à l’écran. Le boss pousse

un cri final et s’effondre dans une pluie de particules. Le message “Donjon terminé”

s’affiche.

Vesper :

...c’était plus tendu, mais on l’a eu premier try.

Crow :

Ok, je valide ton plan.

Comme d’habitude, en fait.

Je relâche enfin la pression de mes épaules. Je ne m’en étais pas rendu compte, mais je

m’étais penchée tellement près de l’écran que mes yeux piquent un peu.


Aselys :

Ça ira pour ce soir.

On affinera demain sur les matchs classés.

Ils envoient encore quelques émojis, des blagues, des plaintes sur le patch.

Puis, peu à peu, le chat se calme. Vesper doit se lever tôt. Crow a un examen. Le

groupe se dissout, les pseudos passent en “hors-ligne”.

Je reste seule dans le hall du jeu, au milieu d’avatars immobiles ou en train de sauter

dans tous les sens.

Je pourrais enchaîner sur autre chose. Il y a toujours quelque chose à faire : farmer,

optimiser, monter un autre personnage.

Mais une lourdeur commence à se poser derrière mes yeux.

Je quitte le jeu en quelques clics. L’écran revient au bureau, beaucoup trop vide,

beaucoup trop lumineux. Je cligne plusieurs fois des yeux, et c’est là que ça arrive.

La douleur.

Ce n’est pas violent comme un coup de marteau.

Plutôt comme une lame invisible qu’on glisse doucement entre les tempes. Pas assez

pour me faire crier, mais assez pour couper net le fil de mes pensées.

Je ferme les yeux.

L’image arrive aussitôt.

Comme toujours.

Ce n’est pas un souvenir.

Ce n’est pas un rêve, non plus.

C’est... autre chose.

Je suis... ailleurs.

Un grand hall, en pierre claire. Des bannières suspendues au plafond, bleu nuit et

argent, bougent à peine dans un vent que je ne sens pas. Des tables sont alignées, des

cartes, des armes posées dessus. Des silhouettes passent, floues, comme si

quelqu’un avait bougé la caméra au moment de la prise de vue.

Au centre, il y a une table plus large. Autour, quelques personnes debout. Je ne vois pas

leurs visages. Juste des silhouettes, des couleurs. Une carrure large, un manteau

sombre, des mèches de cheveux clairs, des oreilles qui bougent.


Mon regard, malgré moi, se fixe sur une silhouette en particulier.

Un homme, plus grand que les autres. Épaules solides, armure légèrement abîmée,

cape sur le côté. Sa main repose sur la garde d’une épée, l’autre pointe quelque chose

sur une carte. Je ne vois pas son visage clairement, mais je sais, au fond, qu’il est en

train de parler. D’expliquer un plan. De rassurer quelqu’un.

Une autre silhouette, plus petite, avec des cheveux pâles et des oreilles animales, se

tient à côté de lui. Je ne distingue pas son expression, mais son corps est tendu comme

un arc.

Je connais cet endroit.

Je ne l’ai jamais vu.

Je connais cet homme.

Je ne l’ai jamais rencontré.

La douleur fait un bond.

L’image se tord, les bannières se mélangent, les sons deviennent un bourdonnement

sans forme.

Je rouvre les yeux d’un coup.

Le bureau est là.

La chaise est là.

L’écran affiche toujours mon fond d’écran banal.

Je suis seule.

Dans un studio trop petit, dans une ville trop grande.

Je laisse ma tête tomber dans mes mains. Mes doigts massent mes tempes

doucement, par réflexe.

Ça ne dure jamais longtemps. Quelques secondes. Une minute, au plus. Mais à chaque

fois, ça me laisse avec la sensation d’avoir été arrachée à un endroit que j’aurais dû

connaître.

Je pourrais en parler à quelqu’un.

À un médecin.

À un psy.

À un ami.

Je ne l’ai jamais fait.


C’est compliqué d’expliquer que, depuis que je suis enfant, j’ai parfois l’impression de

vivre deux fois.

Une fois ici, dans ce corps, avec ce boulot, ce PC.

Et une autre... ailleurs.

Un ailleurs qui n’existe pas.

Qui ne peut pas exister.

Alors j’ai appris à faire ce que je fais de mieux :

classer.

Je range ces visions dans le dossier “bug de mon cerveau”.

Je referme le dossier.

Je fais comme si ce n’était rien.

Et tant que je peux continuer à fonctionner, à aller travailler, à jouer, personne ne pose

de questions. Personne ne voit rien.

Je quitte la chaise en poussant un soupir. Mes muscles protestent un peu. Je jette un

coup d’œil à l’heure en bas de l’écran. Beaucoup trop tard, comme d’habitude.

Je ferme le PC. L’écran s’éteint, la pièce retombe dans la semi-obscurité. Il ne reste que

la lumière de la rue filtrant par le rideau et le petit voyant rouge du multiprise.

Je me glisse sous la couette sans allumer. Le matelas est tiède à l’endroit où je dormais

la nuit dernière. Je m’enroule dedans, laisse mes pensées tourner encore un peu avant

de les laisser se dissoudre.

Juste avant que le sommeil ne m’engloutisse, une dernière image me traverse l’esprit :

des yeux.

Pas ceux de Vesper, ni de Crow, ni de n’importe quel avatar.

Des yeux de quelqu’un que je ne connais pas, qui me regarde comme si j’étais

importante.

Importante pour lui.

Importante pour quelque chose de plus grand que moi.

Je secoue la tête, chasse l’image, me tourne sur le côté.

Ce ne sont que des restes de rêve.

Des artefacts.

Des bugs.


Ce n’est pas comme si un autre monde m’attendait vraiment quelque part.