Chapitre 4 – Retour vers la ville
Author
Oko
Date Published
Le chef des faux soldats est à genoux dans la poussière, les poignets ligotés derrière le dos. La corde lui entaille déjà la peau. Il essaye de garder la tête haute, mais je vois les muscles de sa nuque qui tremblent.
Kaito se tient devant lui, bouclier planté dans le sol, épée encore nue dans la main.
Les autres bandits sont regroupés un peu plus loin, attachés par deux, surveillés par Rei et Tomas. Le marchand et sa famille se tiennent près du chariot, encore sous le choc, mais hors de portée.
Il fait déjà nuit depuis un moment. Les deux lunes sont hautes dans le ciel, l’une pleine et éclatante, l’autre plus fine, mais la lumière qu’elles déversent sur la route a quelque chose de froid, de presque mystique.
— On va recommencer calmement, dit Kaito. Tu répètes ce que tu as dit, mais cette fois tu mets de l’ordre dedans. Qui vous a envoyés sur cette route ?
Le chef renifle, recrache un mélange de salive et de poussière sur le côté.
— On s’est pas mis là tout seuls, si c’est ce que tu veux savoir, grogne-t-il. On nous a… engagés.
Sa voix accroche sur le mot, comme s’il ne savait plus si c’était une bonne chose ou pas.
— Par qui ? demande Kaito.
Je m’attends à une bravade, un “je dirai rien”. À la place, le type se met à rire. Un petit rire éraillé, fatigué.
— C’est bien le problème, ça. On sait pas. On a jamais su.
Kaito ne bouge pas, mais je vois sa mâchoire qui se contracte légèrement.
— Explique.
Le chef baisse les yeux un instant, cherche ses mots.
— Y a quelques mois, on a été… approchés. On tenait déjà cette partie des bois, on rançonnait les mauvais voyageurs, toussa. Une vie simple. Et puis y a ce type qui arrive au camp, bien habillé, propre, qui parle comme quelqu’un d’important. Pas comme un paysan ou un brigand.
Il lève brièvement la tête.
— Il savait qui on était. Combien on était. Quelles routes on connaissait. Il nous a dit : “Vous voulez continuer à voler de la petite monnaie, ou vous voulez être payés pour le faire mieux ?”
Kaito incline la tête, comme s’il l’invitait à continuer.
— Il a posé une bourse sur la table. De vraies pièces. Pas de la camelote rognée. Un acompte, qu’il a dit. Et un plan.
— Quel plan ? demande Tomas derrière moi, voix calme, neutre.
Le chef tourne légèrement la tête vers lui, puis vers Kaito, comme pour vérifier qui est vraiment dangereux dans l’histoire. Il finit par se concentrer sur le bouclier devant lui.
— “Tester la route”, qu’il a dit. C’est comme ça qu’il appelait ça. Tester. Voir combien de caravanes passent, qui paye sans discuter, qui proteste, qui ose refuser. Voir aussi en combien de temps la garde, la milice, des mercenaires… débarquent pour casser les dents de ceux qui lèvent la main.
— Vous deviez envoyer des rapports ? demande Tomas.
— Ouais. Un gars venait toutes les semaines. Jamais le même. Toujours propre, toujours bien rasé, toujours avec des mots polis et des menaces au fond des yeux. On leur disait combien on avait pris, qui avait râlé, si on avait vu des blasons particuliers.
— Des blasons ? relève Kaito.
— Des marchands de telle maison, des caravanes avec tel signe sur les caisses, ou si on croisait des manteaux de la garde royale, ou des types comme vous.
Comme nous.
Je ne sais toujours pas si j’en fais partie.
— Ces hommes, dit Kaito, ils avaient un nom ? Un symbole ? Une façon de se présenter ?
Le chef secoue la tête.
— Jamais le même visage, répète-t-il. Ils changeaient de manteau, de façon de parler, mais c’était les mêmes yeux. Toujours cette façon de te regarder comme… comme si t’étais un outil, pas un homme.
Ses épaules se voûtent légèrement.
— Quand on posait des questions, il sourit, l’un d’eux. Il a dit…
Sa voix se fait plus basse, presque craintive en répétant les mots.
— “Vous n’êtes que des ombres. Les ombres n’ont pas besoin de savoir qui elles servent. Vous faites ce qu’on vous dit. Si vous êtes attrapés, c’est que vous n’étiez pas dignes.”
Silence.
Le vent se lève un peu, soulève un voile de poussière. Les bandits attachés remuent, mal à l’aise. Même eux ont l’air de ne pas aimer entendre ça à voix haute.
Charmant. Servi avec le sourire, j’imagine.
— Tu les as crus ? demande Kaito.
Le chef hausse un peu les épaules.
— Ils payaient bien. Ils donnaient des insignes vaguement ressemblants, des papiers avec des mots officiels mal écrits. Pour les pécores, ça suffisait. Et puis ils disaient que ce n’était que le début, que cette “taxe” finirait par être officielle, reconnue, avec de vrais sceaux au bon endroit. Que si on faisait bien le travail jusqu’au bout, on serait les premiers à la lever au grand jour. Qu’à ce moment-là, on serait “accueillis dans la lumière”.
Il grimace.
— Je comprends pas tout. Mais je sais compter. Leur bourse était toujours pleine. Alors, ouais. On les a crus. Le temps que ça dure.
— Tu as parlé de lumière, note Tomas. C’était récurrent ?
Le chef hoche la tête, lentement.
— Ouais. Tout le temps. “La lumière qui reste derrière vous”, “la lumière qu’on vous offre”, “la lumière qui protège ceux qui la méritent”. Et puis y avait cette phrase qui revenait…
Il ferme les yeux, la répète comme on récite une prière apprise de force.
— “Ceux qui regardent le Soleil sans baisser les yeux n’ont pas à se présenter à des ombres.”
Un frisson me parcourt l’échine.
Ceux qui regardent le Soleil sans baisser les yeux.
On dirait le slogan d’une secte trop fière de son propre symbole.
Kaito laisse passer quelques secondes. Le silence s’alourdit.
— Et toi, demande-t-il enfin, tu crois encore à leurs belles phrases ?
Le chef lui rend un regard amer.
— Je crois surtout qu’ils savaient très bien ce qu’ils faisaient, en nous envoyant ici. Si on réussissait, ils gagnaient de l’argent et des infos. Si on se faisait prendre…
Il désigne ses propres liens d’un mouvement de tête.
— …ils perdaient quelques “ombres". Et alors ? Y a toujours d’autres ombres à recruter, pas vrai ?
Kaito ne répond pas tout de suite. Ses doigts se crispent un peu sur la poignée de son épée.
Je le vois inspirer, comme pour ravaler une colère qu’il n’a pas le luxe de laisser sortir maintenant.
— Tu donneras plus de détails à la guilde et à la garde, conclut-il. Noms de villages, horaires des rencontres, descriptions des “intermédiaires”. Autant que ta mémoire te le permet. Si tu veux encore servir à quelque chose, c’est le moment.
Le chef ricane, sans joie.
— Servir, hein…
Il baisse les yeux.
— Tant que c’est plus à eux, ça me va.
Kaito fait signe à Rei de reculer le prisonnier avec les autres. Les cordes tirent, l’homme grimace, se laisse entraîner.
Tomas s’avance un peu, se place près de Kaito.
— Ils n’inventent pas, constate-t-il. Trop de détails concordants avec les rumeurs qu’on avait déjà. Trop de prudence dans la structure.
— Tu penses qu’ils disent tout ce qu’ils savent ? demande Kaito sans le regarder.
— Tout ce qu’ils savent, oui. Tout ce qui est important… non. Mais parce qu’on ne leur a jamais donné à savoir. C’est précisément ça qui me dérange.
Il pousse ses lunettes sur son nez.
— Quelque chose de structuré, organisé, qui utilise des bandits comme expérience… sans jamais leur laisser un seul nom. C’est une très bonne façon de rester invisible.
Génial.
Du côté de Sophia, le tableau se complète. Dans mon monde, on parlerait d’un “sponsor” qui teste un nouveau système sur le dos de joueurs remplaçables. Ici, c’est pareil, avec moins d’ordinateurs et plus de sang.
Rei bâille ostensiblement en se rapprochant.
— On pourra continuer de décortiquer la situation des bandits plus tard, nya. Il fait déjà nuit, et le convoi n’avancera pas dans le noir sans se casser une roue. On monte le camp, et on verra la ville demain.
Kaito acquiesce. Il jette un dernier regard vers les bandits, puis vers le marchand, qui l’observe avec reconnaissance mêlée d’inquiétude.
— On ne bougera pas plus loin ce soir, annonce-t-il. On s’écarte de la route, on monte un campement à distance. Demain à l’aube, on vous escorte jusqu’aux portes de la ville. Après, ce sera l’affaire de la garde.
Le marchand hoche la tête, trop soulagé pour discuter. Le gamin baille, la main serrée dans celle de sa mère.
Kaito tourne ensuite la tête vers moi.
— Tu peux marcher jusqu’au camp ?
Dans ma tête, la réponse fuse.
Physiquement, oui. Psychologiquement, c’est une autre histoire, mais on va faire comme si.
À voix haute, je me contente de hocher la tête.
— Oui.
Ma voix est plus stable que je ne le pensais.
Kaito me détaille encore un instant, comme s’il pesait ma réponse plus que mes mots. Puis il se détourne, commence à organiser la formation.
Je reste là quelques secondes, les doigts encore posés sur le fourreau de l’épée, à regarder les autres se mettre en mouvement.
“Vous n’êtes que des ombres.”
Dans mon monde, j’avais l’impression d’être exactement ça : une ombre qui fait gagner les autres, sans visage, sans nom. Ici, tout est encore flou, mais au moins, je ne suis plus seulement un fantôme derrière un écran.
Je me mets en marche, à mon tour.
Le campement ne se fait pas loin de la route, mais assez pour qu’on ne voie plus le chariot depuis l’endroit où on installe le feu.
On choisit une petite clairière, protégée par un croissant d’arbres. Les chevaux sont attachés à un tronc, les bandits ligotés regroupés à l’autre bout, sous bonne garde. Le marchand et sa famille ont droit à un coin un peu plus abrité, près d’un rocher qui coupe le vent.
Mes compagnons bougent comme une machine bien réglée. Kaito monte des tentes, Tomas allume le feu, et Rei vérifie les noeuds des prisonniers.
Moi, je me retrouve assise près des flammes, un peu en retrait, les mains tendues vers la chaleur. La fatigue me tombe dessus d’un coup, maintenant que l’adrénaline est partie. Mes muscles ne sont pas plus “à moi” qu’avant, mais ils sont lourds, et ça, je connais.
Kaito finit par s’asseoir en face, son bouclier posé à portée de main. Il reste silencieux
un moment, à regarder les braises.
— Tu t’es bien battue, dit-il enfin. Surtout au début.
Je sens la suite avant qu’il ne la prononce.
— Mais… tu n’étais pas toi.
Il laisse la phrase flotter entre nous.
À l’intérieur, je grimace.
Tu serais surpris de savoir à quel point tu as raison.
Je cherche quelque chose à répondre qui ne soit pas totalement mensonger.
— J’ai bougé avant d’avoir le temps d’y penser, dis-je. Mon corps savait quoi faire tout seul.
Ce n’est pas la totalité de la vérité, mais ce n’est pas faux non plus.
Kaito fronce légèrement les sourcils.
— C’est exactement ça qui m’inquiète, murmure-t-il.
Il remue un peu les braises avec une branche.
— Tu tiens… jusqu’au moment où tu ne tiens plus du tout, continue-t-il. Sans prévenir. Un instant tu es là, concentrée, l’instant d’après tu te figes ou tu t’effondres.
J’ai un rire sans joie qui me brûle la gorge.
Bienvenue dans ma vie, version “hard mode”.
Je n’ai pas le temps de chercher une répartie.
Rei nous rejoint d’abord par le bruit.
Un petit trot léger, presque félin, dans les feuilles. Le genre de pas qui sait être silencieux quand il le veut, mais qui choisit de se faire entendre juste assez pour ne surprendre personne.
— Vous allez finir par assommer tout le camp avec votre ambiance, les frangins… nya.
Le mot me percute. Frangins. Je tourne la tête vers Kaito, puis vers Rei, comme si la phrase venait d’ouvrir une fenêtre que je n’avais pas vue. Une chaleur étrange remonte de ma poitrine jusqu’à ma gorge. Bien sûr. C’est ça. C’est pour ça que ce corps se détend sans réfléchir à côté de lui.
Rei se laisse tomber à côté de moi, en tailleur, un morceau de viande grillée dans la main, ses oreilles noires légèrement couchées vers l’arrière. Sa queue balaye l’air derrière elle. À la lumière du feu, ses yeux brillent comme deux morceaux de verre poli.
Kaito ne répond pas tout de suite. Il garde son regard sur les flammes, les lèvres pincées.
Rei m’observe une seconde, penche la tête.
— Tu es encore pâle, note-t-elle. Enfin… plus pâle que d’habitude. Ça tangue à l’intérieur, nya ?
Dans ma tête, la réponse est simple.
Oui. Ça tangue entre deux mondes, deux mémoires, deux vies. Et je suis censée tenir
l’équilibre sur une corde que je ne vois même pas.
À voix haute, je me rabats sur la valeur sûre :
— Ça va.
Rei cligne des yeux, sceptique.
— “Ça va”, répète-t-elle doucement. C’est ton expression préférée, ces derniers temps. Juste devant “je gère” et “c’est rien”, nya.
Kaito laisse échapper un reniflement qui pourrait presque être un rire s’il n’était pas aussi fatigué.
— Elle a une collection limitée, commente-t-il.
Rei lui adresse un regard en coin.
— Tu te moques, mais tu es pas mieux. Monsieur “Je m’en occupe” et “je vais bien”, nya.
Je pourrais apprécier l’échange si je n’avais pas la sensation d’être décortiquée comme un problème à résoudre au milieu du feu de camp.
Rei reporte son attention sur moi.
— Sérieusement, Aselys. Ça fait des semaines que tu te plaignais de maux de tête, de vertiges, de rêves bizarres. Tu crois qu’on est là pour la décoration ? On a été ajoutés à cette mission parce que le chef commence à se dire que te laisser seule avec Kaito, c’est peut-être pas la meilleure idée… nya.
Les mots s’enfoncent dans mon esprit comme des aiguilles.
Des semaines. Avant moi.
Aselys avait donc les mêmes symptômes que moi, bien avant que j’arrive.
Je sens ma gorge se serrer. Je cherche une excuse simple, quelque chose de banal, d’inoffensif.
— C’est juste… la fatigue, dis-je. Je dors mal, ces derniers temps.
C’est un mensonge paresseux, mais parfois c’est les pires qui passent le mieux. En tout cas, dans mon monde.
Derrière nous, la voix de Tomas se fait entendre, claire, posée, beaucoup trop nette.
— Faux.
Je ne me retourne pas tout de suite. Il n’a pas besoin de se rapprocher pour être entendu ; sa manière de parler découpe l’air toute seule.
Il finit quand même par contourner le feu pour venir s’asseoir de l’autre côté, carnet rangé, mains croisées sur les genoux. La lueur des flammes se reflète dans ses lunettes rondes.
— Tu dors moins longtemps, mais plus profondément, corrige-t-il calmement. Tes cycles sont perturbés, mais pas au point de justifier ce niveau de… disons… dérive.
Je le fixe, un sourcil levé.
— Tu me surveilles pendant que je dors, maintenant ?
— Je surveille tout le monde, répond-il sans ciller. C’est mon travail de récolter des données. Et
toi, tu es en train de devenir une anomalie statistique ambulante.
Rei éclate de rire.
— Traduction : il s’inquiète, mais il ne sait pas le dire autrement, nya.
Tomas la fusille du regard, ce qui, avec ses lunettes, lui donne juste l’air d’un hibou offusqué.
— C’est un facteur de risque, rectifie-t-il. Tu as des absences de plus en plus longues. Des réactions anormalement élevées, suivies de chutes brutales de performance. Si tu étais une matrice d’équations, on considérerait que ton système est instable.
— Heureusement, je suis juste une personne, je réplique à mi-voix.
— C’est précisément ce qui rend la modélisation plus délicate, concède-t-il, sans ironie.
Rei soupire, roule des yeux, puis se penche vers moi.
— Ce que Monsieur l’analyste veut dire, nya, c’est qu’on a tous vu que tu menais ta petite guerre toute seule dans ta tête depuis un moment. Et qu’on est là. Pas juste parce que Tonton a dit “vous partez avec eux”. Parce qu’on t’aime bien, aussi, figure-toi.
Le mot “Tonton” déclenche un léger vertige. La vision du hall me frôle, comme un souvenir mal rangé.
Je ferme brièvement les yeux.
Et, pendant un instant, le feu devant moi n’est plus le même.
Je vois Rei, plus jeune, assise sur une table, jambes qui balancent dans le vide, en train de se plaindre d’un entraînement trop long. Tomas, debout à côté, un livre à la main, qui la corrige sur un détail de mission en levant un doigt.
Derrière eux, le même hall que celui de mes migraines : bannières, tables, lumière chaude.
La scène clignote, se superpose aux silhouettes réelles, assises autour du feu dans la forêt.
Une ligne blanche apparaît au bord de ma conscience, comme griffonnée sur la nuit :
[SYSTEM] – Synchronisation : 12 %
Je rouvre les yeux brusquement.
Le feu est de nouveau juste un feu. Rei est en train de croquer dans son morceau de viande. Tomas repousse ses lunettes sur son nez. Kaito nous observe sans intervenir, les coudes posés sur ses genoux.
Je prends une inspiration lente.
— Vous dramatisez, dis-je. J’ai eu une journée étrange, c’est tout.
— Tu as eu des semaines étranges, corrige Rei. Aujourd’hui, c’était juste plus visible que d’habitude, nya.
Tomas incline légèrement la tête.
— Je ne peux pas analyser ce que je ne comprends pas, admet-il. Mais je peux au moins affirmer une chose : si tu commences à te perdre, tu ne le feras pas toute seule. On sera là pour te rappeler que tu n’es pas seule dans ta propre tête.
Le silence retombe un peu autour du feu. Les braises crépitent, un cheval renâcle au loin, quelqu’un tousse près des tentes. Les bandits attachés remuent leurs cordes.
La fatigue s’abat sur moi d’un coup, comme une couverture humide.
— Je vais… essayer de dormir, dis-je.
Kaito hoche la tête.
— Va. On tourne pour les tours de garde. Si tu as le moindre vertige, tu nous réveilles. Je ne plaisante pas.
Je crois que c’est la troisième fois de la journée qu’il me dit de ne pas faire ça toute seule. Dans mon ancien monde, personne ne se souciait de mon état.
Je me lève, les muscles un peu engourdis, et me dirige vers la petite tente qui m’a été attribuée.
L’intérieur est simple : un lit de camp, une couverture rêche, mon sac, mon épée posée à portée de main.
Je m’installe, m’enroule dans la couverture. Le tissu gratte un peu, mais il a une odeur de fumée et de cuir qui n’est pas totalement désagréable.
Je fixe un moment la toile au-dessus de moi.
Si je ferme les yeux ici…
Une partie de moi se met à calculer.
Scénario A : je me réveille dans mon studio. Lumière du néon, vieux PC, tas de vaisselle sale, notifications sur mon téléphone.
Scénario B : je me réveille ici. Deux lunes, corps différent, mercenaires, système qui affiche des pourcentages.
Une pensée grotesque me traverse.
Ce serait vraiment le meilleur cliffhanger du monde de me faire ça pour une seule nuit.
Je laisse échapper un souffle qui ressemble vaguement à un rire.
— …Si je dois choisir, murmuré-je, j’aimerais autant rendre ce corps à sa propriétaire légitime.
Le monde ne répond pas. Le feu craque au dehors, le vent agite légèrement la toile, quelqu’un change de position en ronflant.
Je ferme les yeux.
Je m’accroche à l’idée – aussi fragile soit-elle – que je pourrais me réveiller demain dans mon lit, avec les murs trop proches et le bruit des voisins.
Et la fatigue finit par gagner.
Le réveil est brutal.
Pas par un cauchemar, ni par un cri.
Par le froid.
L’air du matin s’infiltre par un interstice de la toile, s’écrase contre ma joue. Le sol sous le lit de camp a la dureté obstinée de la terre. Mon épaule proteste quand je bouge.
Je papillonne des paupières.
Pas de plafond blanc d’appartement. Pas de néon. Pas de tas de linge sale dans un coin.
La toile de tente, le bout de ciel encore pâle visible par l’ouverture, l’odeur de feu éteint et de rosée.
Je suis encore ici.
Une partie de moi l’avait su avant même d’ouvrir les yeux. Le reste accuse le coup avec un temps de retard.
Je me redresse lentement. Mon corps suit sans problème particulier, à part quelques courbatures. La queue remue dans mon dos pour m’aider à garder l’équilibre.
Pas un rêve, donc.
Je sors de la tente.
Le camp est en train de se démonter. On éteint les braises, on plie les toiles, on resserre les sangles. Le marchand bâille, le gamin se frotte les yeux. Les bandits ont l’air encore plus moches qu’hier, ce qui tient presque de la performance.
Kaito m’aperçoit, me fait un signe de tête.
— Bien dormi ? demande-t-il.
J’ai passé la nuit à espérer un changement de serveur, mais merci de demander.
— Assez pour tenir la route, je réponds.
Il ne semble pas totalement satisfait de la réponse, mais il ne pousse pas plus loin.
— On part dans quelques minutes. On veut atteindre la ville avant la nuit.
Le temps de finir de replier le camp, et on se remet en route.
Le convoi s’étire le long de la route comme un petit serpent de silhouettes sombres.
Au centre, le chariot avance lentement, secouant les caisses à chaque pierre. Le marchand tient les rênes avec une poigne crispée, mais ses épaules se sont un peu détendues. La femme et le gamin restent proches, comme s’ils n’osaient plus s’éparpiller dans l’espace autour du véhicule.
Les bandits captifs marchent à l’arrière, liés par deux, encadrés par Rei et Tomas qui n’ont pas l’air d’avoir envie de plaisanter.
Nous, avec Kaito, on encadre l’ensemble.
Kaito marche à ma gauche, légèrement en avant. Son bouclier repose maintenant contre son dos, son épée rangée, mais son allure ne laisse aucun doute : il pourrait l’avoir de nouveau en main avant même qu’un bandit ait fini de prendre une inspiration de travers.
Je prends place à côté de lui, presque automatiquement.
La première chose que je remarque, c’est la régularité de son pas. Ni trop rapide, ni trop lent. Juste ce qu’il faut pour garder le convoi à bonne vitesse sans épuiser les chevaux.
La deuxième, c’est la façon dont mon propre corps s’ajuste.
Mon pied se cale naturellement sur le même rythme que le sien. Ma respiration se cale aussi, sans que j’en prenne la décision consciente. Mes épaules, que je sentais raides depuis le combat, se relâchent d’un cran.
Qu’est-ce que tu fais, exactement ?
Je pose la question à mon corps, aussi absurde que ça puisse paraître.
Pour lui, la réponse est simple : c’est la place habituelle.
Kaito à portée de bras, le reste du groupe à l’arrière, la route devant.
Pour moi, Sophia, c’est juste une nouvelle couche de bizarrerie.
Je suis en train de marcher en synchronisation parfaite avec quelqu’un que je ne suis censée avoir “rencontré” qu’il y a moins d’une journée.
Kaito jette un coup d’oeil vers moi.
— Si tu commences à chanceler, tu me le dis, prévient-il. Je ne tiens pas à te voir t’écraser à nouveau face contre l’herbe alors qu’on est censés rassurer des civils.
Dans ma tête, la réponse vient avec une lucidité tranchante.
Je ne contrôle même pas à quel point ce corps est “à l’aise” à côté de toi. Alors t’inquiète pas, si je tombe, ce ne sera pas faute d’avoir essayé de l’éviter.
À voix haute, je réponds :
— Je tiendrai.
Sec. Net. Pas de marge pour débattre.
Kaito souffle un peu du nez, un quasi-rire sans amusement.
Il serre brièvement les dents.
— Tu ne te souviens pas de ce que tu dis, quand ça t’arrive ?
Je cligne des yeux.
Je dis des choses ?
Mon silence doit répondre pour moi, parce que Kaito détourne le regard vers la route.
— L’autre jour, en salle d’armes, tu t’es figée en plein exercice. Tu as lâché ton épée, tu as porté la main à ta tête et tu as murmuré…
Il cherche ses mots.
— “Non, pas maintenant. Pas maintenant, stupide crise. Pas ce match-là.”
Son regard revient vers moi, aussi tranchant qu’une lame.
— Tu ne te souviens pas de ça ?
Une part de moi se décompose intérieurement.
Génial. Super. Non seulement Aselys avait déjà des crises avant moi, mais apparemment, je
fais des caméos sans prévenir.
— Je… ne m’en souviens pas, dis-je, finalement.
Kaito reste silencieux quelques secondes.
— C’est bien ce que je craignais, lâche-t-il. Tu t’enfonces là-dedans sans même avoir la décence de t’en souvenir.
Il ne le dit pas méchamment. Juste avec cette fatigue inquiète qui n’appartient qu’aux gens qui se font du souci depuis trop longtemps.
Je sens la culpabilité monter, alors même que je n’ai techniquement rien fait. Pas en tant que Sophia, en tout cas.
Ce n’est pas moi qui t’ai laissé t’inquiéter pendant des semaines. Mais je ramasse la facture à sa place.
Je serre un peu plus fort la poignée de l’épée à ma hanche.
— Ça n’arrivera plus, dis-je.
À l’intérieur, une voix plus honnête murmure aussitôt :
Mensonge. Tu n’en sais rien. Tu n’as même pas le contrôle sur quand ça arrive.
Kaito lâche un petit souffle amusé et triste à la fois.
— Tu dis aussi ça à chaque fois.
Il ne me reproche pas vraiment le mensonge. Il constate juste l’habitude.
On marche encore quelques mètres en silence.
La route est légèrement défoncée par endroits. Les roues du chariot grincent. Une pierre mal placée dépasse. Je suis en train de la calculer mentalement, déjà en train de décider si je la contourne par la gauche ou par la droite, quand Kaito réagit avant moi.
— Attention.
Sa main se pose sur mon épaule et me tire légèrement vers son côté, juste assez pour me faire éviter la pierre sans interrompre le rythme.
Le contact est bref. Simple. Strictement utilitaire.
Pourtant, c’est comme si mon corps recevait un message : sécurité.
Je ne me crispe pas. Je ne recule pas.
Au contraire, mes muscles se relâchent davantage, comme si ce geste était une scène rejouée mille fois.
À l’intérieur, Sophia hurle doucement.
Je ne laisse jamais personne me toucher comme ça.
Dans le métro, au supermarché, à l’épicerie, je me serais raidie, reculée, peut-être même excusée comme si c’était ma faute.
Ici, ce corps accepte, intègre, remercie sans un mot. Comme si tout était normal.
Ma propre peau n’est pas d’accord avec moi.
Je me dégage doucement, pas par rejet, juste pour retrouver ma distance de marche. Kaito
enlève sa main aussitôt, comme s’il ne s’en était même pas rendu compte.
— On ne pourra pas continuer comme ça éternellement, dit-il après quelques pas. À prétendre que ce ne sont que des vertiges, que tu vas “tenir”.
Dans ma tête, la réponse est sèche.
Je ne prétends rien. Je fais ce que je sais faire : tenir jusqu’à ce que ça casse. C’est tout ce que j’ai jamais su faire, devant un écran ou pas.
À voix haute, je reste dans la même ligne.
— Tant que je peux me battre, ça suffira.
Kaito soupire.
Il tourne un peu la tête, ses yeux accrochant les miens une seconde.
— Tu te bats même quand tu ne devrais pas. Même quand ton corps t’envoie tous les signaux d’alerte possibles. Même quand tu tombes. Tu te relèves, tu recommences, comme si… comme si tu n’avais rien d’autre.
Je baisse les yeux, incapable de soutenir ce regard trop longtemps.
Parce que je n’ai rien d’autre.
Dans mon studio, dans mes jeux, ici, là-bas… Peu importe le monde, la forme change, mais le schéma est le même.
Je décroche un petit rire amer.
— Tu viens de résumer toute ma vie en trois phrases, dis-je.
Je ne sais pas s’il entend la vérité brute cachée derrière la boutade. Peut-être que oui.
Il ne répond pas. Mais il reste là, à ma gauche, à portée de main.
Et mon corps, malgré tout, continue de marcher comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
La journée file, longue et monotone.
Le soleil monte, descend, finit par se teinter d’orange. Les ombres s’allongent. La fatigue alourdit les pas du convoi.
Et puis, entre deux arbres, au détour d’une légère montée, elle apparaît.
La ville.
D’abord juste une ligne sombre à l’horizon, puis des formes plus nettes : remparts de pierre, tours, silhouettes de toits qui se découpent sur le ciel en feu.
Les dernières lueurs du jour accrochent les murailles, les teintent d’or et de rouge. Les bannières au sommet des tours claquent au vent, petites taches de couleur contre le ciel du soir.
Je m’arrête une seconde sur le chemin.
Dans mon monde, les “points de sauvegarde” étaient souvent marqués par une lumière, un cristal, un symbole idiot au milieu d’un donjon.
Ici, ce sera ce panorama-là.
La route derrière moi. Les bandits qu’on traîne encore. Et, devant, une ville qui m’attend.
Je reprends ma marche.
La prochaine étape est là-bas.